Cristelle Laflamme-Allard – Stage Haiti 2016

11 novembre 2016
par Cristelle Laflamme-Allard

Haïti, mon amour, il y a de cela quelques mois, un avion m’a déposée sur ton corps empreint de cicatrices. J’avais l’impression que je venais y mettre mon baume pour les guérir en deux mois et demi. Cette tâche que je me donnais, tirée de l’impossible, m’a effrayée.

Je n’étais pas la bienvenue dans ce petit village nommé Mombin-Crochu. Je sentais que tu me hurlais de partir. Ta chaleur m’étranglait et ton peuple était pire. Les enfants me regardaient comme une femme prête à les enlever à leurs parents et leurs aînés. Oh! tes aînés chéris transpiraient la colère d’un autre temps. Celle de la rancune sèche envers les profiteurs et les esclavagistes blancs. Dans la rue, les gens m’interpellaient par ma couleur de peau, comme si je n’étais qu’un synonyme de bien matériel. Au marché, les prix étaient plus élevés pour nous et les passants n’hésitaient pas à me quémander de l’argent. Mes cauchemars étaient hantés par tes insectes les plus cornus et poilus.

J’essayais tant bien que mal de m’intégrer par de courtes conversations en créole, sans succès réel.

C’est entre la musique rythmée des tam-tams et des chants à gorges déployées que j’ai compris ton murmure si doux à mes oreilles.

Lors du premier dimanche, je suis allée à l’église catholique. Je ne suis pas baptisée et je n’avais aucune idée du déroulement d’une messe. Ma perle, le goût âcre de la culpabilité a envahi ma bouche lorsque la prière m’a fait comprendre que mes ancêtres t’ont enfoncé la religion dans la gorge. J’avais envie de quitter cette église, mais la musique a commencé. C’est entre la musique rythmée des tam-tams et des chants à gorges déployées que j’ai compris ton murmure si doux à mes oreilles: “Cristelle, assis-toi, écoute, regarde ma culture. Prends le temps de sentir, prends le temps de vivre.” J’ai donc suivi ton conseil et j’ai observé les femmes, yeux clos, mains en l’air, implorant Dieu et priant sans retenue l’abondance et la grâce. Elles étaient belles ces femmes criant et bougeant sans crainte dans une harmonie entrainante. Après cette messe, je me suis mise à les imiter avec les yeux de la patience et non ceux de l’empressement. J’ai commencé à laver mes vêtements avec la rigueur d’une Haitienne, cuisiner sans avoir peur de ce que la lame et le charbon pouvaient m’infliger, parler avec la prestance d’une maîtresse de maison, marcher au rythme des grands-mères qui trainent du sable sur leur tête et attendre que le soleil tape moins adossée sur les briques aux côtés de mes voisines. C’est en imitant que j’ai pu devenir.

Mon amour, tu as fini par m’adopter, mais pour vivre à tes côtés il faut habituer ses yeux à tes douleurs. Marimen, femme du quartier, ne parlait pas beaucoup, mais elle n’avait pas besoin de dire un mot puisque son regard me transmettait chacune de ses émotions. La résilience de cette femme me transperça lorsqu’elle laissa ses deux plus jeunes enfants déménager à l’autre bout du pays la tête haute en ne les saluant que d’un signe de tête lent et tenu. Ils comprirent et c’est ainsi qu’ils quittèrent Mombin-Crochu pour pouvoir aller manger trois fois par jour et avoir une éducation convenable. Jamais je n’aurai cette force. C’est pourquoi, ma chérie, tes enfants resteront tes enfants. À leur naissance, tu leur donnes le courage d’affronter la vie une journée à la fois et, cela, aucun dictateur, colonisateur, aucune maladie ou aucun dieu ne te l’enlèvera.

Ensuite, tu m’as offert ta beauté sans retenue. Tes couchers de soleil chavirants et tes orages humectants la jungle et la mangue ont englouti mes sens. Les arbres à cachous, les avocatiers et les bananiers recouvrent lentement tes collines scalpées par Duvalier. La musique résonnait toujours dans Mombin, comme l’écho céleste du bonheur. De la discothèque jusqu’au voisin qui joue de la guitare, la musique était l’hymne du temps qui passe.

Ta communauté participait par quarantaines à nos formations. Ils posaient des questions d’une telle pertinence et apportaient tant de connaissances supplémentaires que nos ateliers se prolongeaient encore et encore. Peu à peu, les gens dans la rue commençaient à m’appeler Cristelle et je payais maintenant mes avocats cinq gourdes au lieu de vingt. Il est long le chemin de l’intégration, mais il en vaut la plus grande peine du monde.

Ta communauté participait par quarantaines à nos formations. Ils posaient des questions d’une telle pertinence et apportaient tant de connaissances supplémentaires que nos ateliers se prolongeaient encore et encore.

Des amis sont entrés dans mon quotidien. Ils m’ont appris à danser le compas, ce déhanchement à deux si naturel que Dany Laferrière appelle la baise verticale.  Le corps est essentiel pour eux. Pas en termes occidentaux; pas le culte de la jeunesse, de la beauté et de l’hypersexualisation. Non, l’importance d’être en lien avec son corps, de savoir le bouger pour séduire et communiquer, de l’utiliser comme outil de travail et de s’en servir pour protéger et aimer. Jamais les gens ne m’ont autant touchée qu’en tes lieux, Haïti. Que ce soit pour prendre de mes nouvelles ou pour marcher dans les rues, il y avait toujours quelque part une main qui, soit, tenait la mienne, m’enlaçait les épaules ou me caressait le dos. Je n’ai plus peur de toucher, j’ai compris qu’il est important de le faire même étant adultes, pour pouvoir sentir que nous ne sommes qu’un.

Le départ approchait. Mes souliers étaient usés par la boue, j’avais maigri et mes intestins étaient terrassés par la typhoïde, mais jamais de ma vie je ne m’étais sentie l’âme en paix à ce point.

La veille de notre départ, la cuisinière, Madame Ducange, m’a emmenée dans sa maison pour me dire droit dans les yeux, avec la franchise la plus sage du monde: «Ti-Cris, tu es ma fille, je vais prier pour toi, tu vas peut-être m’oublier, mais une mère n’oublie pas son enfant.» Le lendemain, je suis partie sans rien laisser. Je préférais garder le lien spirituel avec tes gens que le lien matériel facile. J’avais les yeux boursouflés de larmes, mais je les utilisais encore un peu pour photographier les dernières images de Mombin-Crochu. De la vieille camionnette de nos responsables, je voyais les villageois défiler en agitant les mains. À ce moment, je croyais mourir de chagrin. La jungle a fait place à la cacophonie musicale du Cap haïtien. Quelques touristes, ainsi que les Casques bleus, tous blancs ou latinos, nous saluaient avec cette espèce de complicité malsaine qui me donne la nausée. Armés de mitraillettes, tous souriants, presque fiers d’avoir déclenché une épidémie de choléra sans le moindre remord. Ce fût ma dernière image de toi.

J’imagine que tout s’est fait en douceur puisque j’étais de retour, blottie dans les bras soulagés de mes parents. Je ne sais pas si un hougan vaudou m’a jeté un sort, mais je ne suis maintenant qu’un zombie errant à Montréal et j’ai du mal à reconnaître mon pays, subitement si froid à mes yeux. J’en reviendrai de toi, Haiti, mais tu as pris mon coeur et tu m’a appris plus que ce que je ne demandais. Ton peuple est beau; il a tes traits. Tu dois l’équiper de machettes, parce que le changement l’anime et il travaillera, oh oui! il travaillera sans relâche, crois-moi. Il a déjà commencé. De mon côté, je danserai sur tes rythmes ancestraux et je hurlerai ton histoire parce qu’une fille n’oublie jamais sa mère même si elle n’est qu’adoptive.

Mesi anpil pou tout sa ou te fè pou mwen.