Guidé par sa mission et ses valeurs, le CSI s’est lancé en 2015 dans un projet sur la santé des mères, des nouveau-nés et des enfants. Son objectif principal : réduire la mortalité maternelle et infantile dans 12 communes rurales du Mali et dans une dizaine de communautés reculées du Pérou. L’enjeu est aussi de lutter pour l’égalité des genres par le renforcement du pouvoir des femmes.

Ce recueil vous transporte dans trois régions du monde : le Mali, le Pérou et le Québec. Au fil des pages, vous découvrirez des histoires de naissance, des photos captées sur le vif et des informations factuelles liées à la santé des mères et des tout-petits. Ces dernières proviennent de sources fiables citées à la fin du recueil pour favoriser une lecture fluide.

Apprêtez-vous à découvrir des femmes et des hommes, jeunes ou moins jeunes, qui vous livrent une parcelle de leur vie : un espoir, une peur, un souvenir, un découragement, une surprise, une larme, un rire…une naissance. Au-delà des frontières se rejoignent des individus grâce à une seule et même expérience : être témoin d’une nouvelle vie qui prend son souffle.


Projet rendu possible grâce à la participation de:

 

Moi, je ne fais pas les choses comme les autres

Ousmane

DOUGOULAKORO, MALI

Moi, je ne fais pas les choses comme les autres. Jamais. Ce n’est pas nécessairement parce que je le veux, mais simplement parce que ça se passe ainsi. Par exemple, je suis né dans une famille sans fille. Je n’ai pas de sœur.

…alors toutes les petites choses que mes sœurs auraient faites, le lavage, la cuisine, c’est à moi que ma mère les a inculquées. Et ça ne me dérange pas, le regard des autres hommes qui savent que je fais cela. Je suis fier. Ça me permet d’atteindre un autre niveau d’implication envers ma famille. Ce sont ma femme et mes enfants. Il est normal que j’en prenne soin du mieux que je peux.

Quand madame est tombée enceinte la dernière fois, c’était la joie. Même lorsque l’on a su qu’elle portait des jumelles. C’était un magnifique cadeau malgré les difficultés que l’on envisageait. Mais lorsque j’y repense, il est clair que j’étais inquiet pour ma femme, pour la suite des choses, car normalement je n’aurais jamais réagi aussi promptement.

***

Il y avait déjà des lueurs de jour dans le ciel,
personne dans les rues.

C’était le 10 septembre. Nous étions à la clinique pour une dernière échographie. Les filles allaient bien dans le ventre de leur maman, ça c’était sûr. Leur arrivée était prévue pour novembre. Pas d’inquiétudes. Nous sommes retournés à la maison et dans la nuit du onze septembre, Awa s’est mise à avoir mal au ventre. Je ne comprenais pas. L’accouchement était censé être dans deux mois! J’étais fâché. Ils auraient dû voir quelque chose à l’échographie! Je suis sorti et demandé à un voisin si je pouvais emprunter sa voiture pour aller à la clinique qui assurait le suivi pour Awa et les filles.

Il était trois heures du matin. Il y avait déjà des lueurs de jour dans le ciel, personne dans les rues. Je roulais vite, car madame souffrait à côté de moi. À un moment, je crois que c’était trop pour elle et lorsque nous avons croisé l’hôpital du Mali sur notre chemin elle a insisté pour qu’on s’y présente.

J’ai transporté Awa à bras-le- corps jusqu’à l’entrée de l’urgence et là j’ai demandé à voir une obstétricienne. Il y en avait une de garde, mais elle nous a immédiatement demandé de quitter les lieux. Pourquoi?, j’ai fait. Et elle a dit que l’hôpital n’était pas équipé pour les accouchements! L’hôpital du Mali, un des plus grands hôpitaux de Bamako! Pas de dispositions logistiques pour un accouchement! J’étais hors de moi. J’ai menacé d’attaquer l’hôpital en justice, pour refus de venir en aide à une personne en danger. J’aurais eu le droit! Mais l’obstétricienne ne voulait rien entendre. C’est alors que je l’ai prise par la main et que je l’ai emmenée voir madame. Elle était assise sur une chaise roulante, en sueur et en pleurs. La docteure a bien vu qu’Awa ne pouvait pas bouger et qu’elle était dans le besoin. Alors l’hôpital l’a prise en charge. Awa a accouché et tout s’est bien passé. Parfois, il faut se fâcher pour que les choses arrivent.

Ça a été quelques jours avant que nous revenions à la maison. Awa, après l’accouchement, a eu des problèmes de tension artérielle et elle a dû être mise sous sérum ce qui faisait en sorte qu’elle ne pouvait pas allaiter les fillettes. Mais ça s’est réglé et nous avons pu quitter quelques jours plus tard.

Lorsque nous sommes revenus à la maison, c’est moi qui me suis occupé des tâches. Je préparais la nourriture, j’allais faire les courses, acheter les médicaments. Je suis capable. Je me suis même assuré que madame donne le même sein en premier qu’elle a donné à nos autres enfants. J’y tenais : la croyance veut qu’en donnant la première tétée ainsi, on évite qu’il y ait des séparations dans la famille. Nous habitons à quatre cents kilomètres de nos familles respectives alors on s’arrange comme on peut. Des amies, des voisines de la commune sont aussi venues aider pour laver les jumelles, les bercer, et nous porter conseil. Alors même loin de nos proches nous n’avons jamais été seuls. Jamais, jamais seuls! Jusque dans notre lit la nuit avec les petites entre madame et moi. C’est un pur bonheur d’être si près de sa famille et de la savoir en sécurité.

Propos mis en récit par Marc-André Labbé

Nutrition

Chez l’enfant, il y a malnutrition lorsque son alimentation ne convient pas à ses besoins. Dans plusieurs familles maliennes, lors des repas, aucune distinction n’est faite en fonction des besoins spécifiques de l’enfant. Autrement dit, le contenu des repas est le même pour chaque membre de la famille, peu importe son âge.

De plus, puisque la production d’aliments nutritifs sert surtout à la vente, il est difficile de mettre la main sur de la viande, des œufs, des fruits et des légumes riches en vitamine A. Plusieurs tout-petits n’ont donc pas accès à de la nourriture provenant d’au moins quatre groupes alimentaires. Au Mali, la malnutrition est la cause directe ou indirecte d’au moins 50% des décès enregistrés auprès des jeunes enfants de moins de 5 ans.

Au Pérou, la communauté Matsigenka était originellement nomade et ses membres vivaient de la chasse, de la pêche et de la cueillette. Depuis le début du 20e siècle, la production du caoutchouc et l’exploitation forestière et gazière viennent bouleverser le système écologique de la région. Puisque la chasse et la pêche ont presque disparu, le peuple s’est sédentarisé. Maintenant, les femmes et les enfants se nourrissent presque exclusivement de manioc, de bananes plantains et de produits transformés. L’accès à des aliments nutritifs d’au moins quatre groupes alimentaires est donc limité. Par conséquent, la malnutrition est un réel problème pour ces communautés.

sous le toit du poste de santé

Florinda

Timpia, Pérou

Ils dessinent sous le toit du porche du poste de santé. Les stagiaires ont laissé des crayons de couleur après leur départ.

Les enfants ont du bleu et vert alors la plupart ont décidé d’illustrer un paysage. Leur paysage : celui de Timpia lorsque le ciel est dégagé. Tantôt, quand les contractions de Maria s’amplifieront, je leur dirai de partir. Ils n’ont pas besoin d’entendre cela. Ça ne regarde que nous. Et le médecin.

Je finis de transvider l’eau du mélange d’herbes dans un bol et j’apporte le piripiri à Maria. Elle sourit en fermant les yeux et l’avale sans rien dire. Elle me fait confiance. Les femmes autour d’ici savent qu’elles peuvent s’appuyer sur mon expérience de sage-femme. Elles savent aussi que je fais le meilleur piripiri et que si elles le prennent elles souffriront moins.

Maria finit de boire et me tend son bol, que je vais porter à l’évier. Pendant ce temps, Valeria, sa maman, trempe un linge dans un contenant d’eau froide et éponge le front de sa fille. Je les laisse seules un instant et retourne voir les enfants dessiner. Je me place discrètement dans l’embrasure de la porte et je les observe mélanger les couleurs la mâchoire contractée, la langue légèrement sortie parfois.

Il y a vingt-cinq années, je donnais moi-même naissance à ma première fille. J’avais vingt ans.

La chambre était sombre afin que la chaleur n’entre pas trop et qu’elle vienne m’étouffer. Luz, la mère d’Oskar était avec moi, prenait soin de moi. Oskar aussi était là, tout blanc, assis dans le coin de la chambre. Pendant les sept premiers mois de ma grossesse, il m’avait vu aller et venir sans que rien ne paraisse, du matin au soir à aller au champ, faire le ménage, le lavage et à préparer à manger sans aucun moment de repos. J’imagine que de me voir comme ça, à ce moment-là, alitée et pâle, ça lui a donné un choc. Mon accouchement aurait dû avoir lieu deux mois plus tard aussi alors il s’en faisait pour le bébé. J’étais inquiète de le voir ainsi et quand son regard croisait accidentellement le mien je me rappelais plutôt l’éclat de ses yeux et de son sourire lorsque plus tôt au printemps j’étais allée le trouver au champ pour lui dire que je n’avais plus mes menstruations. Cela me donnait de la force pour la suite.

Je suis sortie de mes souvenirs par les gémissements de Maria. Ça commence. Les enfants ont interrompu leurs œuvres et lèvent les yeux vers moi. Je leur fais signe de partir. Ils obéissent. Ils savent ce qui va se passer. Je regroupe les dessins et les suspens à la corde à linge qui longe le mur du poste de santé, à l’abri de l’eau. Je range le papier et mets les crayons dans les bocaux. Ils pourront continuer demain si tout va bien.

L’obstétricienne est déjà auprès de Maria, avec Luna, l’infirmière.

Ce sont elles qui nous ont accueillies la veille, après nos deux heures de marche. Maria voulait absolument accoucher au poste de santé, alors il faut ce qu’il faut. L’obstétricienne prend le pouls de Maria et lui offre encore la piqure, mais elle refuse. Mon piripiri fait l’affaire. Les contractions sont de plus en plus fortes et rapprochées. Il n’y a plus grand-chose que je peux faire. Il y a encore quelques années, j’aurais sorti le bébé moi-même, mais maintenant les accouchements sont de moins en moins traditionnels. Je quitte donc la pièce pour ne pas l’encombrer. Valeria saura bien s’occuper de sa fille de toute façon. Et il y a l’après-accouchement à préparer.

Je m’avance vers l’évier et me mets en train pour faire macérer le masato. Je le prépare tout le temps maintenant, au cas où le lait ne viendrait pas. J’écrase les plantes dans le fond de la tasse et je m’arrête un instant, alors que Maria crie de l’autre côté du mur. Je crois presque que c’est moi que j’entends crier. Pas la première fois puisque le bébé était prématuré et très petit. Mais la seconde fois, pour ma fille. Je n’avais pas saigné beaucoup, mais l’accouchement avait été long et son visage s’était mis à enfler les jours d’ensuite. J’étais inquiète, j’étais si contente d’avoir une petite fille! Mais Luz avait pris les choses en main : tous les matins elle lui faisait un bandage imbibé d’un mélange d’eau chaude et d’urine qu’elle lui enroulait autour de la tête. La petite s’est guérie comme ça et je ne me suis plus fait de souci. Je pouvais l’emmitoufler contre ma poitrine et l’emmener partout avec moi.

J’entends le bébé pleurer. Je mets le masato de côté tout en pensant à proposer le bandage si le petit à une enflure quelconque. Je me dirige vers la chambre et fais signe à Valeria de venir me voir. Elle s’avance vers moi, un grand sourire aux lèvres.

– Valeria, tu veux que j’enterre le placenta?

– Non. C’est gentil Florinda. Je vais le faire moi-même tout à l’heure. Après tout c’est mon rôle…

Du coin de l’œil, j’aperçois Maria qui tient son petit bébé entre ses bras. Ses cheveux sont collés sur son front et son teint est pâle. Le petit, lui, a la peau foncée des bébés en santé. Maria sort son sein pour le donner à l’enfant, qui le prend sans problème. Je vais attendre un peu avant de lui offrir le masato.

Propos mis en récit par Marc-André Labbé

Karine

Saint-Denis-de-Brompton, Québec

Été – 31 juillet 2008, 9h44

Moment précis de mon entrée dans la parentalité.

Après quarante semaines et six jours, c’était enfin l’apogée de ce raz-de-marée émotionnel. Cette première grossesse a engendré beaucoup de discussions et de prises de position pour la jeune femme de 21 ans que j’étais. Suivi médical à la clinique ou en maison de naissance ? Clarté nucale ou non ? Connaître le sexe du bébé ou pas ? Accouchement naturel ou aide médicale ? Allaitement ou biberon ?

À la fois empreinte d’une sérénité innée et d’une insouciance due à mon jeune âge, j’avais une vision plutôt bohème de ma grossesse. Pour sa part, mon conjoint était plus anxieux et tenait à ce qu’on confie cette grande étape de notre vie à une clinique médicale sous prétexte que nous serions mieux entourés advenant des complications. Son choix me convenait d’autant plus que l’équipe d’obstétrique de cette clinique était composée de trois femmes. La pluralité de leur approche venait combler les besoins et les attentes du jeune couple que nous étions. Toutes nos rencontres étaient empreintes d’écoute, d’information, de réconfort, d’ouverture et surtout, de respect. Les rencontres médicales mensuelles (et bimensuelles lors du dernier trimestre) se sont avérées être une succession de rencontres inoubliables avec notre bébé.

Les battements de son cœur étaient une douce mélodie à nos oreilles.

Bien que ces rencontres nous réconfortaient, il restait tout de même l’accouchement. Cette dernière étape, mais non la moindre, était celle qui me préoccupait davantage. En début de grossesse, j’avais émis le désir d’accoucher naturellement, comme ma mère l’avait si bien fait à deux reprises. Mais voilà qu’à quelques semaines de ce moment, la peur m’envahissait. La peur d’avoir mal. C’est alors que je me suis mise à augmenter la fréquence et la nature de mes discours avec bébé. Personne ne m’avait suggéré une telle démarche et je n’ai lu aucun livre. C’était simplement mon instinct. Mon fidèle compagnon depuis le début de cette aventure. J’expliquais à fiston que ce serait une étape charnière autant pour lui que pour moi. Que nous devions former une équipe, nous entraider. Je relativisais la douleur que j’appréhendais en me disant qu’elle aboutirait à quelque chose de magnifique comparativement à d’autres douleurs qui ne sont que souffrances inutiles.

J’ignore si cette visualisation positive est à l’origine du bel accouchement que j’ai vécu, mais je suis fière de son déroulement, fière de fiston et moi. Nous sommes demeurés à la maison presque jusqu’à la fin. Lors de notre arrivée à l’hôpital, c’était le temps de la poussée.

La docteure m’a encouragée à suivre mon cœur et elle a respecté mon désir d’avoir un accouchement le plus naturel possible.

Qui plus est, elle suggérait à mon conjoint des techniques pouvant atténuer la douleur. Elle était le petit ange qui susurrait quelques conseils et elle demeurait discrète. Toute la place nous était laissée.

Hiver – 13 mars 2011, 4h10.

L’amour se multiplie, je suis maintenant convaincue.

Pendant les quarante semaines et deux jours de grossesse, j’ai craint ma réaction face à ce petit être qui allait se pointer le bout du nez. La première grossesse et le premier accouchement ont été si magiques, j’avais peur d’être déçue ou blasée la seconde fois. Au contraire! C’est toujours aussi euphorisant de rencontrer ce petit être que j’ai porté pendant plusieurs mois.

D’autant plus que ce fut une grossesse empreinte d’anxiété. La venue de ce deuxième bébé a devancé l’achat d’une maison, événement très important de ma vie de jeune adulte. Tout le stress des démarches qui y sont reliées me rendait émotive et du coup, un sentiment de culpabilité vis-à-vis mon fils m’envahissait. Je voulais tant lui offrir un petit nid douillet et serein pour son séjour dans ma bedaine. Étant plutôt active de nature, l’équipe d’obstétrique m’a encouragée à poursuivre et même accroitre cette bonne habitude. L’activité physique a été salvatrice pour moi durant cette grossesse. Ces femmes partaient de qui j’étais, de mes goûts, de mes forces et les utilisaient pour assurer mon bien-être et du coup, celui du bébé.

Au moment de la naissance, fiston avait le cordon ombilical qui entourait son cou. Le calme, l’assurance et les conseils de la docteure qui m’accompagnait ont été d’une aide précieuse, puisqu’ils m’ont permis d’être rassurée dans une situation qui, de prime abord, est inquiétante. Ensemble, nous sommes parvenues à mettre au monde un joli petit bonhomme en pleine santé !

Printemps – 18 avril 2013, 20h33.

Notre troisième petit homme voit le jour. Cet accouchement est une délivrance.

Ce fut une grossesse éprouvante sur le plan émotif. Heureusement, tôt dans mon premier trimestre, j’ai pu bénéficier d’un retrait préventif. Être à la maison m’a permis de me reposer, de me relaxer et de demeurer active malgré la vie de famille chargée. Le contact avec les docteures ressemblait de plus en plus à des rapports familiaux. Même si elles voyaient des dizaines de femmes par semaine, elles prenaient le temps de me faire sentir importante. Leurs agissements témoignaient de leur réel intérêt pour ma santé et celle du bébé.

À l’accouchement, lors de la poussée finale, l’une d’elles m’a invitée à aller chercher moi-même mon enfant. Quel geste symbolique ! Elle était présente pour assurer le bon déroulement de l’accouchement, mais sachant que j’en étais à ma troisième expérience et que tout se passait bien, elle m’a permis de vivre ce moment privilégié. Je lui suis très reconnaissante !

Automne – 20 novembre 2015, 18h03.

Je pleure. Je pleure parce que j’ai pleuré à chacun de mes accouchements, mais particulièrement celui-ci parce que c’est le dernier.

J’ai peine à imaginer que je ne revivrai plus ces quelques minutes magiques qui viennent avec la naissance d’un enfant. Cette dernière grossesse, je la savourais depuis 39 semaines. Chaque grossesse est unique, mais celle-ci était synonyme de deuil pour moi. Je devais me familiariser avec le fait que je ne revivrais plus de grossesse.

C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai eu envie de faire tout ce que je n’avais pas fait lors des grossesses précédentes. Je suis allée me faire photographier la bedaine pour immortaliser l’image de ce corps qui a porté la vie à quatre reprises. Au grand désarroi de mon conjoint, j’ai tenu à ne pas demander le sexe du bébé pour connaître l’effervescence de cette première rencontre.

Une fois de plus, j’ai pu bénéficier d’un retrait préventif. J’ai pu vivre une grossesse totalement épanouie et sereine. Les suivis médicaux ressemblent encore plus à des rencontres avec une amie ou un membre de la famille tellement on se connait. Toujours dans le respect et l’écoute, je peux ressentir leur excitation face à cette dernière grossesse et à la surprise quant au sexe du bébé. À mon entrée à la maternité de l’hôpital, je me souviens que c’était l’heure du changement de quart de travail et qu’aucune des deux médecins en poste ne voulait quitter. Toutes deux voulaient assister à cet événement. Une fois de plus, je revois la passion dans leurs yeux. À l’arrivée de bébé, toutes deux sont excitées et partagent avec plaisir ce pan de ma vie.

Bien que la naissance d’un enfant soit un événement plutôt intime, ces femmes ont su se tailler une place dans la famille par l’écoute et le respect qu’elles ont porté à nos valeurs. Elles se sont arrimées à nous. C’est donc dire qu’au deuil de la grossesse s’ajoute le devoir de laisser partir ces femmes passionnées par leur profession et toujours aussi émerveillées par la vie.

Je souhaite à toutes les futures mères de rencontrer des femmes comme elles.

Consultations prénatales

On appelle consultations prénatales les examens qui précèdent la naissance d’un nouvel enfant. Elles servent principalement à suivre l’état de santé de la mère et du bébé durant toute la grossesse. Pour assurer son bon déroulement, l’Organisation mondiale de la santé recommande au moins quatre consultations prénatales, dont une par trimestre et une avant l’accouchement.

Les normes du ministère de la Santé du Pérou en recommandent six. Au Mali et au Pérou, ce sont généralement les hommes qui assument les factures médicales. Sans leur approbation, il devient difficile pour les femmes enceintes d’accéder à des soins de santé de qualité. Trop souvent, elles consultent lorsque leur condition de santé a déjà atteint un niveau de gravité critique. Cela peut occasionner de graves risques chez les mères et les tout-petits.

Aussi, devant le coût élevé des médicaments, certaines femmes font appel à la médecine traditionnelle ou à l’automédication. Cela peut impliquer la consommation de plantes ou la prise de médicaments sans la prescription d’une professionnelle de la santé. De telles pratiques peuvent également menacer la santé des femmes et de leur bébé.

De plus, au Pérou, l’éloignement des communautés autochtones et leur faible lien de confiance envers l’État sont des obstacles à la fréquentation des centres de santé.

Au Québec, il est communément admis que les femmes enceintes reçoivent environ 15 consultations prénatales durant leur grossesse. Ces soins sont généralement couverts par la Régie de l’assurance maladie du Québec.

Nous étions seuls

Fatimata

Bamako, Mali / Sherbrooke, Québec

C’est la première fois que j’assiste à un shower. Ali et moi avons été invités par un couple d’amis qui résident ici à Sherbrooke. Martine et David. Ce sera leur premier enfant.

Des amis et des gens de leurs familles sont assis dans le salon de la petite maison et distribuent leurs cadeaux aux futurs parents. Tout le monde sourit, tout le monde est heureux. Moi aussi, je suis heureuse. Mais ça me rappelle mon second accouchement, il y a déjà longtemps. Ali et moi venions d’arriver au Québec. J’étais étudiante et lui travaillait. Nous étions seuls. À l’hôpital, avec les infirmières et le médecin, nous étions très bien traités. Nous avions tout ce dont nous avions besoin et le personnel était excessivement gentil avec nous. Ce n’était pas comme à la maternité, à Bamako, où les sages-femmes sont tellement débordées qu’elles n’ont que très peu de temps à nous accorder. Alors, l’accouchement, oui, c’était bien, mais avant et après, c’était la solitude complète sans nos familles à nos côtés. J’ai beaucoup pleuré.

David développe un cadeau. Il sort une jolie doudou rose d’une boîte décorée de mille paillettes. Il sourit pour la photo et se tourne vers Martine pour l’embrasser, les yeux un peu humides. Je me tourne vers Ali pour regarder ses yeux. Ils sont brillants. Je ne crois pas avoir vu ses yeux luire comme cela. Pas à Bamako en tout cas. Car tout ce qui précède l’accouchement est caché, pour éviter la déception ou les mauvais sorts. On ne sait jamais. Entre femmes, on s’en parle, on se donne des trucs et des conseils, mais en communauté, avec nos familles ou nos hommes, c’est le silence. La fête, comme le shower, c’est au baptême que ça se passe. Une semaine après l’accouchement, on envoie chercher le griot, qui agit comme un messager et invite les gens de la communauté à la célébration. Les invités, en majorité des hommes, arrivent vers sept heures pour prendre part au baptême. Ils reçoivent la Kola, une noix qui occupe une place symbolique dans la culture malienne. Par la suite ils écoutent les prières et les bénédictions de l’imam en attendant le prénom de l’enfant. Les invités présentent ensuite leurs bénédictions aux parents, le petit-déjeuner est servi puis ils retournent travailler si le jour du baptême est en semaine. C’est l’après-midi que les célébrations commencent. Les femmes arrivent avec des cadeaux. On chante, on danse et on sacrifie un mouton pour l’enfant. Il cuit toute la journée et on le mange le soir. La fête se poursuit jusque tard en soirée.

Les gens commencent à se lever autour de nous. Le père de Martine passe avec un sac de poubelles et on jette les papiers qui traînent sur le plancher. Plus loin, dans la cuisine, les gens sont déjà attroupés autour de la table, où trônent des bouchées et des rafraîchissements. Je m’approche avec Ali. Martine est assise sur une chaise berçante, une petite assiette de plastique à la main. Elle grignote des crudités. Sa maman est à ses côtés. Je les entends planifier la suite des événements. Après l’accouchement, je veux dire. La maman de Martine viendra passer quelques jours à la maison, pour l’aider. Et David sera là aussi, car il a droit à un congé. Je ne sais pas si j’aurais aimé que ma maman soit avec moi immédiatement après l’accouchement.

Au Mali, les femmes restent dans la famille de leur mari, alors les premiers jours se passent avec nos belles-mères et belles-sœurs.

Ce sont les belles-mères qui ont plus d’expérience et qui nous donnent les conseils et nous aident à laver le bébé ou à nous occuper des saignements postnataux. Je n’aurais jamais voulu que ma propre mère voie cela. Elle non plus sûrement. C’est difficile pour une mère de voir ses enfants souffrir. Et David, je me demande comment il va vivre tout ça. Ali, il travaillait. Il faisait des courses pour moi, il allait chercher les médicaments et tout, mais le jour, il travaillait. Il va faire quoi David? Comment il va prendre sa place? À mon second accouchement, nous étions alors au Québec, Ali a pu assister. J’ai vu que ça a changé quelque chose dans son attachement à l’enfant. Il était plus près de lui. À Bamako, il devait patienter dans la salle d’attente alors que j’étais avec les sages-femmes et la femme de mon cousin. Aujourd’hui, je sais qu’il aime nos deux enfants pareillement, mais je peux dire que son attitude était différente pour notre deuxième garçon. Il était plus…impliqué. Il faut dire qu’à Bamako, je suis allée passer quarante jours chez ma mère après le baptême. Nous faisons cela pour espacer les naissances et faire en sorte que les mamans puissent se reposer un peu. Ici, à Sherbrooke, nous avons passé tous les premiers jours et les années ensuite seuls avec le bébé.

Je fausse compagnie à tout le monde pour aller à la salle de bain. En longeant le corridor, je passe devant la future chambre d’Élisa. C’est drôle, Martine et David savent déjà le sexe de l’enfant et ont déjà décidé de son nom. Moi, je n’ai pas su avant la naissance et lorsque Sekou est né, il n’y a pas eu de choix à faire : il allait porter le nom de son grand-père paternel. C’est pour assurer la continuité de la lignée. Et que dire de cette chambre! Si belle avec les mobiles, les dessins au mur et la chaleur qui s’en dégage! Je m’approche du petit lit et me penche par-dessus la barrière. Des toutous parsèment déjà les draps de coton léger. Un ourson, un petit oiseau…c’est ici qu’Élisa va dormir. Un moniteur est installé sur la table à langer à côté, mais tout de même, je me sentirais inquiète à la place de David et Martine. Même ici, à Sherbrooke, mon deuxième enfant a dormi entre Ali et moi jusqu’à ses trois ans. C’est plus sécuritaire comme cela, il me semble.

Je reviens vers la salle à manger où des gens commencent à ramasser leurs choses et à partir. Une femme que je ne connais pas, probablement une tante, y va de derniers conseils pour Martine. Elle lui suggère de mettre les pieds sur un petit tabouret lorsqu’elle donnera le sein une fois revenue à la maison. La position du bébé sera ainsi meilleure et facilitera la tétée.

Je souris : j’ai reçu le même conseil quand j’étais au Mali. Certaines choses ne changent pas d’une culture à l’autre.

Ali me met une main dans le dos : nous allons partir nous aussi. J’attends que la tante ait fini avec Martine et je m’approche à mon tour. Martine me sourit, me prend la main. Elle est contente que nous soyons venus. Je souris à mon tour. Discrètement, je lui donne le pot de beurre karité que j’avais préparé pour elle. J’aurais pu lui donner devant tout le monde, mais j’étais un peu gênée. C’est que c’est personnel à mon avis. Masser le bébé et son propre corps, surtout les gerçures sur les mamelons après l’allaitement, ça ne regarde que les femmes. David et Ali n’ont pas besoin de savoir cela. Quoique c’est à Martine de décider ce qu’elle veut bien dire et laisser savoir à son mari. Je lui fais confiance.

Ali serre la main de David et embrasse Martine pendant que je fais de même avec David. Nous allons nous revoir bientôt. Si Martine a besoin de moi pour quoi que ce soit après l’accouchement, je serai là pour elle.

Propos mis en récit par Marc-André Labbé

Ruben

Camisea, Pérou

Être un homme ce n’est pas bien compliqué, mais il faut tout de même l’apprendre. Avant je ne savais pas, ou plutôt, j’imaginais une façon de l’être et j’agissais selon.

Mais quand je suis revenu du Texas, après le premier accouchement de ma femme, mes parents m’ont parlé. Ils m’ont dit qu’un homme, ça s’occupe de sa femme et de son enfant. Je croyais que c’était ce que je faisais en allant travailler à l’extérieur pour ramener beaucoup d’argent, mais en fait, c’est beaucoup plus simple que cela. C’est d’être avec eux.

J’étais étudiant à Camisea lorsque j’ai rencontré mon épouse. Elle est tombée enceinte rapidement et moi j’étais un peu surpris. Je suis parti onze mois aux États-Unis. J’ai travaillé fort tous les jours et quand je suis revenu mon enfant était déjà né.

J’ai manqué le premier accouchement de ma femme.

Pour le second, toutefois, j’étais bien présent avec ma belle-mère. J’ai pris mes responsabilités. Évidemment, je n’ai pas touché le sang, car la maisonnée dépend de ma chance à la chasse. Je n’ai pas non plus lavé mon épouse, cela se fait entre femmes, mais je suis sorti tous les jours chercher le manioc malgré les nuits courtes, et ainsi ma belle-sœur a pu cuisiner pour la maman et faire en sorte que son lait soit bon et abondant. Pendant l’accouchement même, je sortais gratter l’écorce d’un cacaoyer et je revenais le râper pour ma belle-sœur, qui le donnait ensuite à ma femme pour apaiser sa douleur et accélérer le processus.

Moi, je crois à tout cela. Je l’ai vu de mes yeux. Des amis atteints de paresse après avoir soulevé leur petit qui n’était pas encore lavé; des femmes souffrir atrocement, car elle n’avait pas pris le piripiri. Malgré tout, de moins en moins de gens suivent les traditions. Des missionnaires sont venus pour nous dire que les plantes qu’on utilisait étaient le démon, pour nous dire que nos techniques mettaient en danger la vie de nos femmes et nos enfants à naître. Plusieurs femmes ont carrément jeté leurs médecines naturelles dans la rivière après le passage des évangélistes. C’était comme si tout ce à quoi nous avions toujours cru ne faisait plus de sens du jour au lendemain. Mais pas chez moi. Tout s’est toujours passé à l’ancienne dans ma maison et tous les accouchements se sont bien déroulés. Sauf le dernier.

Ma femme commençait à être pâle. Je le remarquais chaque jour, mais je me disais que c’était l’ombre, l’absence des reflets du soleil sur son visage alors qu’elle se protégeait le plus possible de la chaleur. Mais à sept mois, lorsqu’elle est devenue plus faible et qu’elle a commencé à avoir mal au ventre, je me suis inquiété. J’ai demandé de l’aide pour aller chercher le canot et traverser la rivière. Mes frères pagayaient à l’avant et l’arrière pendant que je m’occupais de ma femme étendue au milieu du canot. C’est là qu’elle s’est mise à saigner. Mes frères ont vu le sang et ont redoublé d’ardeur. Nous l’avons transportée jusqu’au poste de santé, mais les médecins là-bas ne pouvaient rien faire. Ils sont alors allés voir les représentants de la compagnie de forage. Ils sont venus avec un hélicoptère et ont emmené ma femme à l’hôpital de Quillabamba. Là-bas, ils l’ont opérée et ils l’ont sauvée ainsi que le bébé. Je n’ai pas pu assister à cet accouchement. Je n’ai pas pu supporter ma femme, la prendre par les aisselles pendant qu’elle pousse comme je le fais d’habitude. Ça m’a fait mal, cette impuissance. Mais sans eux, les médecins et les gens de la compagnie gazière, peut-être que je serais seul avec six enfants aujourd’hui. Peut-être moins.

J’éprouve la plus grande joie aujourd’hui de voir mes enfants simplement exister.

Je suis content que ma fille soit là et puisse m’aider, qu’elle puisse laver mon linge et contribuer à la bonne marche de la maison. Et je sais qu’elle est heureuse de le faire. Car c’est comme ça chez moi. J’ai des garçons qui ont des enfants et d’autres pas. Mais peu importe, je m’efforce de leur apprendre la vie. De leur expliquer ce qu’est un homme. Malgré la venue des missionnaires, malgré l’arrivée de la compagnie pour laquelle tous les jeunes vont travailler maintenant et délaissent ainsi leurs champs et leurs coutumes, il y a des choses qui demeurent. Quand on prend une femme, on lui fait attention. On ne la maltraite pas. C’est ça être un homme : s’assurer que tout aille bien autour de soi et offrir le meilleur environnement possible pour nos enfants. Les coutumes se perdent tranquillement. Ça me fait de la peine, mais je fais toujours de mon mieux pour que mes enfants et mes petits-enfants soient bons. C’est tout ce que je peux faire.

Propos mis en récit par Marc-André Labbé

Moyens de contraception

Les moyens contraceptifs modernes les plus populaires sont la pilule, les implants, les injections, et les préservatifs féminins ou masculins. Leur utilisation est fondamentale dans la planification familiale.

La planification familiale permet aux familles d’atteindre le nombre souhaité d’enfants et de contrôler l’espacement des naissances. Cette pratique est peu utilisée chez les Maliennes et les Péruviennes, notamment pour des raisons culturelles et religieuses. Par exemple, certains maris perçoivent l’utilisation de moyens contraceptifs comme une déviance ou comme un signe d’infidélité de la femme. Certaines femmes hésitent même à les utiliser, par peur de devenir stériles ou de donner naissance à des jumeaux par la suite.

L’utilisation de certains moyens contra-ceptifs comme la pilule peut aussi entraîner des effets secondaires comme des maux de ventre et des saignements. Pour éviter ces désagréments, certaines femmes choisissent plutôt des méthodes contraceptives dites traditionnelles, comme la consommation de certains fruits, le retrait ou l’abstinence.

L’éloignement des centres de santé réduit également l’offre de services en matière de planification familiale et freine la distribution de moyens  contraceptifs modernes. Malgré tout, certaines femmes s’en procurent secrètement. Même si leur utilisation est assez répandue chez les Québécoises, il est important de poursuivre les efforts de sensibilisation, surtout auprès des jeunes.

J’ai changé de monde en accouchant

Elizabeth

Sherbrooke, Québec

C’est moi la première qui ai allumé le flambeau que nous allions porter en famille, durant ces 9 mois de gestation, à relai. Nous allions couver cette nouvelle vie en équipe, sans même s’en être parlé au préalable.

C’est peut-être inapproprié de dire que j’ai «allumé» ce flambeau puisqu’en fait ce désir d’enfant m’a toujours habitée. Depuis que je suis toute petite, je m’imagine avec une grande famille. Je voulais une maison remplie d’enfants. J’ai eu la chance de rencontrer à l’université quelqu’un d’extraordinaire qui allait devenir quelques années plus tard mon mari. Ensemble nous avons décidé de ne pas écouter les conventions, mais bien ce qui avait du sens pour nous et de fonder notre famille, bien que nous soyons tous deux étudiants. Je portais un OUI tellement clair à cet enfant qui avait le goût de germer, un OUI fort et sûr, un OUI qui allait devoir se tenir debout contre vents et marées… intérieures et extérieures. Je me poste donc à la vigie : forte, pleine d’amour et surtout… prête!

Parce que j’ai choisi une profession qui nécessite de longues études, plusieurs me découragent d’aller dans cette voie. « Les études ce n’est pas le temps d’avoir un enfant ». Normalement plutôt rationnelle, je dois avouer être moi-même surprise par mon assurance dans cette décision qui est bien peu calculée. C’était un lâcher prise à plusieurs niveaux. Nous nous retrouvions dans le monde de l’intuition, de l’émotion. Ça a été un geste d’affirmation à tellement de niveaux : financier, familial, social.

Nous avons rapidement été comblés dans notre désir et peu de temps après la rentrée scolaire 2012, j’étais enceinte. Maintenant mon intellect et ma raison reprennent le dessus à travers les préparatifs et la planification de la naissance. En « bonne femme enceinte», j’ai suivi des ateliers et fait des lectures sur l’accouchement et la gestion de la douleur. J’ai aussi organisé nos finances et le matériel autour de la venue de notre enfant. Je me croyais prête.

J’avais aussi l’impression de préparer mon chum à la parentalité; et ça répondait à mon besoin. Très disponible, mon conjoint m’a donné beaucoup d’espace pendant la grossesse pour parler. Mais en réalité, c’est plutôt lui qui en apprenait sur moi dans tout ce processus, en m’observant sans jugement; en toute sensibilité.

Je réalise que peu après l’arrivée de ce petit être au creux de mon ventre, j’ai mené un combat autant intérieur qu’extérieur, qui se situait plutôt au niveau cérébral.

A posteriori, je réalise aussi que je voulais prouver (aux autres, mais surtout à moi) que j’avais pris une bonne décision et que je pouvais gérer tous mes engagements de front et même en faire plus. Je n’étais pas enceinte dans mon mode de vie, mes vêtements étaient simplement plus serrés. J’ai eu peur d’avoir décidé d’être enceinte seulement pour «accomplir» quelque chose. À travers cette traverse, les rencontres avec ma sage-femme ont été de réels oasis. J’avais hâte à ces rendez-vous où un espace était réservé à tranquillement apprivoiser cet être en moi et la parentalité à venir. Pendant ces quelques heures où je m’abandonnais à ces femmes sages enracinées dans un monde sensible de maternité, je me reconnectais à ma puissance d’enfanter.

Après avoir assuré à la vie et à mon enfant qu’ils avaient une niche chez moi, chez nous, j’ai inconsciemment transmis le flambeau.

Ainsi peut-être mon fils, de concert avec la sagesse millénaire de mon corps enceinte, m’auraient temporairement relevé de mon rôle de sentinelle… pour se faire eux-mêmes gardiens, de cette gestation. J’ai eu un gain de poids imposant, et les nausées ont fait partie de mon quotidien durant 9 mois. Comme si mon corps voulait m’envoyer des signaux : «Réalises-tu que tu es enceinte, que tu deviens mère?». J’ai passé les deux dernières semaines de ma grossesse dilatée à presque 5 cm. Rationnellement je savais que l’accouchement arriverait très bientôt, mais en même temps, ça me semblait tellement loin. Preuve que mon corps et ma tête étaient dans des zones différentes, la veille de la naissance d’Émile j’étais en visite chez mes parents… à une heure de route de la maison de naissance.

En fait je crois avoir réellement intégré le fait de mettre au monde un enfant lors de mon accouchement. Mon corps m’y a littéralement prise de force; dans son mouvement, dans sa tempête.

Quand j’ai perdu mes eaux, mon premier réflexe a été de tenter de les retenir. Je voulais retenir ce mouvement inévitable qui prenait place en mon corps. J’avais un sentiment presque claustrophobique d’être prisonnière de mon corps. Une peur montait en moi, lentement mais sûrement. À ce moment, j’avais hâte de voir ma sage-femme; qu’elle gère ça, qu’elle s’occupe de ce qui grondait dans mon corps, qui m’était inconnu.

En arrivant à la maison de naissance, nous nous sommes rapidement dirigés à la chambre, en prenant des pauses pour les contractions. Sans rien demander, je me suis agenouillée au pied du lit et me suis complètement déshabillée. Mon corps porteur agissait tout seul; sans ma conscience. Je me rappelle avoir demandé à l’étudiante s’il y avait d‘autres accouchements en même temps… j’avais peur de déranger. Nous sachant seuls, j’ai commencé à me laisser aller dans des gémissements.

J’ai réalisé à ce moment que j’avais peur, ce que je n’avais pas prévu.

Tout se mettait en place pour une naissance probablement rapide… alors que durant toute ma grossesse j’avais imaginé un long accouchement. J’étais prise entre des sentiments paradoxaux. Je voulais reprendre le contrôle de mon corps, ne plus être ballotée par ces contractions dont la douleur me surprenait… mais en même temps ça allait trop vite; je n’étais pas prête pour avoir mon bébé. Rapidement, j’ai été complètement dilatée et ma sage-femme m’a dit que je pouvais pousser.

Je ne ressentais nullement cette envie de pousser. Après quelques temps où je ne poussais pas, ou avec si peu d’entrain; ma sage-femme a soupçonné que quelque chose pouvait me bloquer. Simplement, elle m’a demandé si j’avais peur de quelque chose. Je n’ai rien répondu.

Mon conjoint, qui me soutenait dans le bain (et moralement) a rompu mon silence avec ces quelques mots… «Elle a peur d’avoir un enfant ».

Il a su nommer cette peur paralysante qui m’envahissait au point de ralentir mon travail d’enfantement. En nommant ce nœud, il s’est dénoué; permettant le retour de ma puissance. La force tranquille de mon amoureux m’avait soutenue tout au long de la grossesse, en silence, plein d’amour… Sa présence nous a relevés, mon cœur, mon corps et moi; pour que je puisse mettre au monde mon enfant; notre enfant. Émile.

Dès la poussée suivante, quelque chose a changé en moi. Je me suis sentie partie prenante de mes poussées devenues plus efficaces; et non plus prisonnière d’elles. Mes vocalises sont devenues plus graves. Le bébé progressait rapidement. J’avais encore peur mais je l’acceptais, je me sentais si bien entourée par mon conjoint, par ma sage-femme. Ils étaient là pour moi. Ils comprenaient ce que je vivais.

Les derniers instants de l’accouchement, j’étais complètement dans un autre état d’esprit. Plus de peur, plus de joie… juste un grand silence intérieur. Je le faisais. J’allais le faire; et je le savais. Puis il est né, notre Émile.

J’étais dans un état paisible d’écoute… et d’acuité. Je n’ai pas eu de points de suture, rien. L’instinct était embarqué à ce moment-là.

Ces derniers instants sont peut-être les seuls où je n’ai été ni dans la peur, ni dans ma tête. Je suis tellement reconnaissante d’avoir pu y accueillir mon fils.

Je crois que j’aurais manqué quelque chose par rapport à qui je suis profondément si je n’avais pas fait face à cette peur qui m’a prise. Ce moment m’a permis de contacter de nouvelles zones en moi, d’attacher de nouveaux liens dans ma relation de couple et surtout de découvrir mon enfant. Je suis contente d’avoir eu peur, même si je ne me suis pas souhaité avoir peur.

J’ai changé de monde en accouchant.

Texte tiré du recueil Déchirures et dentelles

Accès à l’eau potable

L’accès à l’eau potable est un droit humain et est essentiel à la vie. On dira qu’une communauté a un accès raisonnable à l’eau potable lorsque chaque personne peut en consommer au moins 20 litres par jour dans un rayon d’un kilomètre.

En cas de pénurie ou de défaut d’assainissement, plusieurs consomment de l’eau souillée ou contaminée. Cette pratique menace la sécurité alimentaire des communautés et favorise la transmission de maladies dangereuses comme le choléra, l’hépatite A et la diarrhée.

À l’échelle mondiale, ces maladies demeurent l’une des principales causes de décès chez les enfants de moins de cinq ans. Permettre aux communautés d’accéder à une eau potable de qualité leur permet de prévenir la transmission de maladies et d’assurer la santé de leurs membres.

Au Mali et au Pérou, il n’y a pas assez de points d’eau potable pour le nombre d’habitants. Bien qu’on en trouve dans la quasi-totalité des communes et des communautés, le manque d’infrastructures empêche plusieurs familles d’accéder à un réseau public d’eau potable. Dans certaines communautés péruviennes par exemple, seulement 6% des familles profitent de ce service. Aussi, autant au Mali qu’au Pérou, les femmes possèdent peu de pouvoir sur la gestion des ressources en eau. Elles sont rarement consultées et sont souvent exclues des groupes décisionnels au profit des hommes.

J’ai arrêté de respirer à ce moment

Gabrielle, stagiaire du CSI

KeneMarka, Mali

C’était un mardi. Il faisait plus de quarante degrés au village de KeneMarka, au Mali. Le soleil descendait doucement rejoindre les baobabs à l’ouest. Cette journée-là, le temps semblait être plus lent qu’à la normale.

Dans un quotidien régulier à KeneMarka, l’avant-midi est dédié au travail et l’après-midi au repos, et surtout, au thé! Toutefois, cette journée-là n’était pas comme les autres. Ce 7 avril, mes mères et mon père avaient passé la journée assis sur des nattes, à recevoir des visiteurs, voisins, amis ou autres membres de la famille qui venaient tous donner leurs bénédictions et condoléances. Une cousine éloignée en visite au village depuis quelque temps était aujourd’hui décédée. Mère de jeunes enfants, elle laissait derrière elle son nourrisson de trois mois.

J’étais tout bonnement assise sur mon kuru, un petit banc de bois, dans la cour arrière de ma famille. Ma voisine et amie, Aminata, vint me rejoindre. Aminata parlait un peu français, ce qui facilitait une meilleure compréhension. Je lui demandai alors ce qui se passait. Au fur et à mesure qu’elle tentait de trouver ses mots pour m’expliquer, je prenais lentement conscience de la défunte. C’était cette femme à qui j’avais parlé quelques jours auparavant. Cette femme qui m’avait fièrement présenté son bébé en me le tendant. Plus je saisissais la situation, plus j’entendais les pleurs de l’enfant qui se trouvait tout près de moi, dans la maison de ma mère la plus âgée.

J’ai regardé en direction de cette maison, où les cris de l’enfant résonnaient de faim et de détresse.

D’un signe de tête, Aminata m’a fait signe que oui, c’était bel et bien l’enfant en question. Je me suis levée et dirigée vers cet endroit, où je n’étais pas certaine de vouloir voir ce qui m’attendait. L’enfant était tellement maigre. Seulement que la peau et les os. Petits os frêles dont on a l’impression qu’ils pourraient se briser à tout moment. Je retenais mes larmes.

Je me suis assise à côté de ma mère, qui tentait de le nourrir à l’aide d’une cuillère de métal beaucoup trop grosse et rigide pour la petite bouche délicate de l’enfant. Elle m’a regardé, l’air inquiet de ma réaction. Elle voyait bien que c’était la première fois que je voyais un enfant dans cet état. Elle m’a tendu le sachet de lait en poudre en me disant akaigne?, ce qui signifie: « est-ce que c’est bon?  ». J’ai regardé le sachet et lu les instructions. Il était clairement écrit: « Ne convient pas aux jeunes nourrissons  ». J’ai regardé à nouveau ma mère qui attendait ma réponse. Je ne pouvais juste pas parler, car j’avais une grosse boule à la gorge. Je lui ai donc seulement fait signe que non. Elle ne savait pas quoi faire.

Chose certaine, il fallait que cet enfant mange, car il le demandait d’une force dont j’ignore où il en prenait l’énergie. On a donc toutes les deux tenté de lui faire avaler petite goutte par petite goutte ce lait en poudre mélangé avec l’eau du puits. Petit à petit, l’enfant diminuait l’intensité de ses cris. Soudainement, il a cessé de pleurer et de bouger.

J’ai arrêté de respirer à ce moment.

Il s’est remis à bouger un peu, et un liquide, probablement le lait qu’on venait de lui donner, est tout sorti d’un coup sur les genoux de ma mère. Je réalisais que cet enfant était vraiment dans un piètre état. Je suis allée puiser de l’eau pour aider ma mère à se nettoyer. Je l’ai aidée à essuyer ses vêtements à l’aide d’un bout de tissu, puis je suis partie.

Mes larmes se sont mises à couler.

Jamais je n’avais été aussi proche de la mort infantile, un sujet dont je parle pourtant fréquemment dans mes cours à l’université, étant donné que j’étudie en coopération internationale.

Je me disais que c’était inacceptable qu’un enfant meure de cette façon. Une vie perdue comme ça, seulement car la mère était décédée. D’ailleurs décédée aussi ridiculement que d’une infection au genou non soignée…

J’étais dans ma chambre et je réfléchissais, ou plutôt je tentais de réfléchir à tout ça.

Pourquoi ma famille ne lui achetait-elle pas du vrai lait maternel en poudre? Pourquoi n’allaient-ils pas à la clinique? Où se trouvait le père? Allais-je laisser mourir cet enfant? Était-ce vraiment de mon ressort? Des enfants, il en meurt à chaque instant sur cette planète… Si je n’avais pas été là, ce serait arrivé quand même… Malgré tout, j’étais là. Peut-être que je pourrais sauver une vie? Sauver une vie… Ça veut dire quoi sauver une vie? Acheter pour eux le lait maternel en poudre? Et mettre un enfant de plus à la charge de ma famille… Tout se passait très vite dans ma tête.

J’ai décidé d’appeler le docteur avec qui j’avais été en constante communication ces derniers temps dû à nos séances de sensibilisation sur la santé et l’hygiène. Il me connaissait bien et je savais qu’il était compétent. Je l’ai donc appelé pour lui expliquer la situation et lui demander le prix des sachets de lait maternel en poudre. C’était très coûteux. Enfin, coûteux pour eux… Pour moi, ça revenait à 80$ pour le nourrir jusqu’à ce qu’il ait six mois, âge où il pourrait commencer à boire des bouillons.

Bon, je réfléchissais à tout ça. Les mêmes questions revenaient… Est-ce que c’est à moi de faire ça? Quelle image je donne? La blanche qui veut sauver des enfants… En même temps, c’est tellement précieux une vie à mes yeux d’Occidentale… Pourquoi je ne ferais pas ce geste si simple?

Le soir était tombé et nous allions bientôt souper. Je décidai d’en parler avec Cynthia, mon accompagnatrice. Je lui racontai toute la vicissitude de cette journée. Elle m’écoutait attentivement. N’en étant pas à sa première fois en Afrique, elle était un peu moins dépassée par les événements que moi. Elle et mon encadreur malien, Balo, ont su me diriger vers le choix que je voulais faire.

 

J’avais décidé de payer le lait jusqu’à ce que l’enfant atteigne six mois. Je me disais que c’était comme une contribution, ou plutôt un cadeau de ma part que j’offrais à ma famille. Mon esprit était redevenu plus calme. J’ignore si c’était la bonne chose à faire ou si je le faisais pour avoir la conscience tranquille…

Je digérais tranquillement mes émotions avant d’entamer mon riz aux oignons. Mais les émotions fortes n’allaient pas s’arrêter là pour moi, en ce 7 avril 2015.

Je m’apprêtais à m’asseoir pour manger lorsque mon amie Aminata, accompagnée d’une de mes mères, Adjara, de qui j’étais très proche, arriva très énervée en parlant très fort et beaucoup trop vite pour que je comprenne quoi que ce soit! Heureusement que Balo était tout près pour me traduire leurs paroles. Je compris alors que Mamou, une autre de mes mères avec qui je passais mes quotidiens, venait tout juste d’accoucher sans aucune difficulté! Je criai alors de joie avec Aminata et Adjara. Elles me prirent par le bras et m’amenèrent à la maison.

J’entrai dans la chambre chaude de Mamou, où elle avait accouché. Elle était assise là, sur son lit, les yeux pétillants de bonheur. Elle me fit un énorme sourire et m’invita avec enthousiasme à m’approcher pour prendre sa fille dans mes bras. Mamou était tellement en forme que j’avoue que ça m’a presque donné envie d’accoucher! J’ai alors pris la petite. Elle était tellement belle, comme sa mère d’ailleurs. Mamou m’a annoncé qu’elle allait l’appeler Gabrielle.

Encore une fois en ce 7 avril, mes larmes coulèrent. Cette fois par contre, c’étaient des larmes de bonheur. Je suis restée là quelque temps à parler avec ma mère et à cajoler mon homonyme.

Je crois que ça a été la journée la plus émotive de toute ma vie!

Encore plus émotive qu’une peine d’amour. Dans la même journée, je côtoyais la mort et la vie à travers deux enfants. Je me disais, une mort, une naissance : c’est ça la vie au fond. On naît, on meurt, peu importe l’âge. La vie au Mali, c’est comme ça. Les conditions sont précaires. Certains enfants survivent, d’autres non.

J’étais en route pour aller me coucher. Sur mon chemin, je croisai Cynthia et Balo qui venaient me chercher pour aller discuter avec mon père de mes intentions concernant le lait maternel en poudre pour l’autre enfant. Nous nous dirigeâmes vers la maison de mon père, Bockary. Je lui expliquai mes intentions. Il me regarda un instant, puis m’expliqua que ce n’était pas à moi de poser ce geste. Il m’affirma que cet enfant avait un père dans un village voisin et que c’était au père de venir le chercher. Bockary ne savait pas si ce père en question allait venir, mais chose certaine, je n’avais pas à faire cela. Il refusait.

Puis, il me parla alors de la petite Gabrielle. Il me dit: « Mamou a accouché juste avant que tu quittes le Mali, et nous en sommes très heureux! Ça termine bien ton séjour parmi nous. Cette petite est ton bébé, prends soin d’elle  ». Il ne me disait pas ça pour que réellement je m’en occupe, mais il me faisait comprendre que Gabrielle faisait partie de sa famille et que l’autre nourrisson avait une famille à lui… Évidemment que Balo m’aidait à traduire ses paroles et il était également là pour me traduire la signification des gestes et traditions…

C’est comme ça que s’est terminé mon 7 avril 2015. Je suis allée me coucher, un peu vide d’énergie, mais remplie d’amour. J’ai passé beaucoup de temps chez Mamou durant mes trois derniers jours au village. J’ai donné plein d’amour à Gabrielle et également quelques cadeaux à Mamou qui pourraient être utiles pour la petite.

J’espère un jour la revoir, elle et toute ma famille malienne. C’est certain que si je travaille un jour à nouveau au Mali, je ferai un détour par KeneMarka!

Mortalité maternelle et infantile

On parle de mortalité maternelle lorsqu’une femme décède durant son accouchement, sa grossesse ou dans les 42 jours suivant son interruption. La cause du décès doit être liée à sa grossesse, aggravée par celle-ci ou liée à sa prise en charge.

 

La mortalité infantile survient lorsqu’un bébé n’est pas en mesure d’atteindre l’âge de cinq ans. Généralement, les cas de mortalité maternelle et infantile sont liés à la malnutrition et à un manque d’accès à des soins de santé de qualité.

Au Mali et au Pérou, peu de familles arrivent à mettre la main sur des aliments nutritifs capables de répondre à leurs besoins. Chez les femmes enceintes, la malnutrition peut entraîner des problèmes de santé et des complications de grossesse.

Chez les enfants, elle les rend plus susceptibles de tomber malades ou de mourir. Au Mali, la malnutrition est la cause directe ou indirecte d’au moins 50% des décès enregistrés auprès des jeunes enfants de moins de 5 ans.

Au Mali et au Pérou, le manque de personnel et de matériel médical ainsi que l’éloignement des communautés freinent la fréquentation des centres de santé par les femmes et leurs enfants.

Aussi, puisque ce sont généralement les hommes qui assument les frais médicaux, il devient difficile pour certaines femmes d’accéder à un suivi médical de qualité. Trop souvent, elles doivent consulter lorsque leur condition de santé a déjà atteint un niveau de gravité critique.

Tout comme l’absence de personnel médical compétent lors de l’accouchement, cela peut occasionner de graves risques pour la santé des mères et de leurs bébés.

comme si un train passait derrière mes yeux

Rita

Quillabamba et Timpia, Pérou

Quillabamba, temps présent…

J’ai mal à la tête et ma vision se brouille par moment. J’ai de la difficulté à suivre les indications du professeur. Je l’entends parler, mais je ne le comprends pas. Je ne l’écoute plus, trop absorbée par la douleur.

C’est comme si un train passait derrière mes yeux et que sa vibration rendait floue la classe autour de moi. Mon souffle s’accélère. C’est que je sais ce qui est en train de m’arriver. Ça s’est déjà produit lors de ma première grossesse. Mon bébé avait sept mois et je l’ai perdu. Je compte dans ma tête pour être sûre. J’espère me tromper, mais peu importe comment je retourne les chiffres cela fait bel et bien sept mois cette semaine que je suis enceinte. Les paroles du professeur deviennent confuses et tout se met à tourner : les pupitres, mes collègues et la classe. Tout devient noir.

Timpia, quinze ans plus tôt…

Une lumière aveuglante envahit la maison et quelques secondes plus tard le ciel explose. Je sursaute à chaque fois. Heureusement que Christian est là pour me réconforter. Il me caresse et m’embrasse le front, me dit de ne pas m’inquiéter que tout devrait bien aller puisque je bois le charido depuis le septième mois afin que le bébé ne soit pas trop gros pour passer et que j’ai évité le coco et les bananes pour les mêmes raisons. Il a raison, mais quand même… Le bruit de la pluie battante sur le toit est malgré tout apaisant. Je fais signe à Christian que ça ira et il se relève pour bien fixer la vis qui permettra de suspendre la corde au plafond. Tantôt, quand les contractions seront plus fortes, j’enroulerai ces cordes autour de mes mains et mes poignets et j’accoucherai debout. C’est mieux ainsi.

Antonina s’avance vers moi et me tend le piripiri, que je bois à même le bol pendant qu’elle me frotte le ventre avec le tuna. Maman est derrière et nous regarde, les mains dans le dos et un étrange sourire sur le visage. Un sourire bon et inquiet à la fois. Le tonnerre retentit à nouveau et elle sursaute au moment où nos regards se croisent, ce qui nous arrache un rire bref. Puis les contractions reviennent.

Dès la fin de la contraction, Christian et Antonina me prennent par les aisselles chacun de leur côté et me transportent jusqu’à la corde. Antonina m’aide à passer le cordage autour de mes poignets et j’ai juste le temps de m’agripper avant la prochaine contraction. Mes jambes lâchent et je me retrouve complètement suspendue au plafond. Christian m’attrape les hanches et je pousse aussi fort que je peux. Je sens le bébé bouger. Je sais que ce ne sera pas long. Je me sens en contrôle dans cette position.

Je force en serrant les dents, en fermant les yeux et tout à coup une immense lumière transperce les ténèbres de mes paupières fermées.

Le ciel se déchire et la foudre tombe. Je sens le sol bouger sous mes pieds, un bruit assourdissant envahit la maison et fait bouger les murs. L’orage a touché notre demeure. Je reprends mon souffle et pousse de toutes mes forces. Je sens mon intérieur se déchirer à son tour et le bébé sort de moi au moment même où les dernières vibrations du tonnerre s’estompent. Mon premier enfant. Ma belle Joselyn.

Quillabamba…

Des infirmières s’affairent autour de moi. Je suis allongée et je ne vois que le néon accroché au plafond. Je suis trop faible pour lever la tête. J’ai mal. Je sens des aiguilles entrer dans mes bras. Au-dessus de moi, à droite, je vois un sac de sang suspendu au poteau à soluté. Je tourne la tête. J’aimerais voir Christian ou Antonina, mais ils ne sont pas là. Je suis venue seule à Quillabamba. La douleur est atroce. Je voudrais crier, mais aucun son ne sort de ma gorge. Je sens les larmes couler sur mes joues et rouler jusque dans mes oreilles. La lumière du néon devient de plus en plus faible. Ça bouge dans mon ventre. Je crois que je m’entends pleurer. Mais tout à coup, dans le brouillard, des mains tendent un bébé au-dessus de moi. J’ai le temps de voir que c’est une petite fille.

Quinze ans plus tôt…

Antonina et Christian m’aident à me recoucher et maman me tend la petite Joselyn. Elle cherche déjà le sein. Je lui donne et au même moment maman revient vers moi avec un bol de cendres écrasées mélangées à de l’eau. J’avale d’un trait selon ses directives et en effet, quelques secondes plus tard, je sens les contractions revenir. Christian sort à ce moment de la maison. D’après la tradition machiguenga, les hommes ne doivent pas voir le sang s’ils veulent rester chanceux à la chasse. De toute façon, mon mari n’aime pas la vue du sang, ça le fait vomir. J’ai à peine le temps de le voir quitter avant que le placenta sorte. Et ensuite, c’est une autre boisson, le chirimoguito, pour que mon utérus se contracte et que je ne reste pas enflée trop longtemps. Lorsque Joselyn finit sa tétée, maman la prend dans ses bras et Antonina revient à la charge avec l’eau chaude qu’elle répand sur mon ventre à l’aide d’un linge. Tout va si bien, tout se déroule si paisiblement…

Puisque je ne pouvais pas me rendre au poste de santé, ce sont les médecins qui sont venus jusqu’à moi. Tout se fait rapidement lorsqu’ils entrent dans la maison : l’un met une pince ombilicale sur le cordon et le coupe, l’autre m’administre de l’ocytocine. L’un prend ma pression et l’autre écoute mon cœur et celui de Joselyn. Elle est en santé. Moi aussi, semble-t-il.

À Quillabamba, temps présent…

Mes jambes ont de la difficulté à me supporter, mais je crois que ça ira. La vue de la petite Nayeli de l’autre côté de la fenêtre, dans son incubateur, me donne de la force. Les médecins ont dit qu’elle devrait rester encore au moins un mois à l’hôpital et que sinon elle risque de mourir, mais je travaille. Je ne peux pas me permettre de rester en ville si longtemps. Ils ont insisté, mentionné que moi aussi je pourrais mourir et qu’il faut rester couchée après une césarienne, mais je ne veux rien entendre. Notre place n’est pas ici. Ils ne pouvaient pas nous garder de force alors ils ont dit « OK  ».

L’infirmière enroule Nayeli dans une couverture et me l’apporte. Elle me la tend avec un air de reproche dans les yeux.

Elle dit qu’à l’avenir toute grossesse pourrait m’être fatale.

Qu’une fois qu’il y a eu pré-éclampsie, le risque de récidive est beaucoup plus élevé. Je prends Nayeli en acquiesçant et je ne lui dis pas que c’était déjà arrivé. Après tout, Joselyn est née sans problème et j’avais déjà eu une grossesse qui s’était terminée en pré-éclampsie avant.

Nayeli dort paisiblement dans mes bras alors que j’attends l’autobus. J’empêche du mieux que je peux le soleil d’atteindre ses yeux. Je la colle contre moi, sa tête entre mon sein et mon bras. Je me sens désorientée. J’ai mal et j’ai peur, mais j’ai hâte aussi. Hâte que Joselyn voit sa petite sœur, que Nayeli voit son père…j’ai confiance qu’elle prendra du mieux lorsqu’elle sera entourée par sa famille et sous les bons soins d’Antonina et de maman. Mais n’empêche, je sens l’inquiétude au fond de mon ventre. De l’inquiétude pour Nayeli, pour moi et pour Christian, qui aimerait tellement avoir un petit garçon. Et les médecins qui ont jeté le placenta…

Quinze ans plus tôt…

Je n’arrive plus à faire pipi tellement j’ai mal au ventre, mais Antonina dit que c’est normal. Tout devrait rentrer dans l’ordre bientôt. Je n’arrive pas à faire de tâches dans la maison non plus. Tout ce que je peux faire est de rester assise là à nourrir Joselyn. Antonina m’aide, Christian va travailler et moi je ne fais rien. Ça me démange. J’ai hâte de pouvoir me déplacer normalement. Maman s’occupe de donner le bain à la petite. Moi, ça me fait peur un peu. J’ai peur de mettre de l’eau sur sa tête et qu’elle s’étouffe. Mais maman a l’habitude. Elle sait tout faire. C’est elle qui est allée enterrer le placenta sur la plage. Elle l’a piqué avec le chonta, un mélange d’herbes médicinales, l’a retourné à l’envers et l’a enterré. Il faut le retourner si on veut avoir un garçon à la prochaine grossesse. Mais moi, un garçon ou une fille, ça ne me dérange pas.

Aujourd’hui…

Toutes ces expériences, bonnes ou mauvaises, m’aident beaucoup aujourd’hui dans ma profession. Je suis infirmière technicienne : j’assiste les malades morbides et je fais aussi des tests pour diagnostiquer la syphilis, l’hépatite B et la fièvre typhoïde, mais mes moments préférés sont lorsque j’assiste les accouchements. J’aime réconforter ces femmes, les mettre à l’aise. J’ai moi-même eu de multiples fausses couches, de la haute pression et parfois même peur de mourir, peur de ne pas être capable d’aller au bout de ces aventures. Et j’ai eu énormément de peine chaque fois, les trois fois, que j’ai appris que mon enfant ne verrait pas le jour. Alors quand une femme arrive, qu’elle est prête pour l’accouchement et qu’elle se sent fragile ou démunie, moi je l’aide. Je lui demande dans quelle position elle veut donner naissance, je lui offre le piripiri, le tuna…et lorsque le bébé arrive je m’occupe des deux si la sage-femme n’est pas là. Je lave le bébé, lave la femme, coupe le cordon et m’assure que l’allaitement se passe bien.

Même si j’ai beaucoup souffert, ces accouchements continuent de me faire croire que le miracle existe. Cette douleur, elle est normale. Triste, mais normale. Je sais qu’ailleurs souvent les femmes optent pour la césarienne ou la péridurale pour éviter d’avoir mal, mais je ne crois pas que ça doit se passer comme ça, à moins que l’on n’ait pas le choix, comme ça m’est déjà arrivé.

Propos mis en récit par Marc-André Labbé

Éducation

On dira qu’une personne détient une éducation de base si elle complète ses études de niveaux primaire et secondaire. Malheureusement, trop peu sont les Maliennes et les Péruviennes qui y parviennent.

Outre l’éloignement des communautés et leur manque de moyens, des facteurs culturels peuvent expliquer cette situation. Au Mali et au Pérou, on trouve des normes culturelles qui favorisent surtout l’éducation des hommes et la répartition inégale des tâches domestiques entre les sexes.

Obligées de rester à la maison, plusieurs femmes et mères ne parviennent pas à compléter leur éducation de base. C’est le cas de nombreuses jeunes adolescentes qui quittent l’école ou prennent du retard dans leurs études après leur grossesse ou leur accouchement. Elles deviennent alors limitées dans leur capacité à se développer académiquement et professionnellement, un obstacle lorsqu’elles doivent subvenir à leurs besoins et ceux de leur famille.

Elle est le pilier de la famille

Marc

Sherbrooke, Québec

Sophie a commencé à avoir des contractions vers seize heures. Moi, il n’y a pas grand-chose que je puisse faire à part être compatissant. Sophie est une personne discrète en plus. Elle souffre en silence.

Les seuls indices que je perçois sont les crispations de ses traits parfois. Ses sourcils se froncent, ses lèvres s’étirent et ses yeux se ferment. Je lui ai fait couler un bain chaud. Semblerait que ça atténue l’intensité des contractions. Elle entre dans l’eau, je tourne en rond, impuissant. J’ai l’idée du siècle et je vais louer un film.

Je n’ai pas le temps de le finir, évidemment. Je ne sais pas à quoi je pensais. Vers vingt-deux heures, les contractions sont aux cinq minutes. On appelle la sage-femme, qui nous dit de nous amener vers la maison de naissance. Tout est prêt déjà : le sac de Sophie et les premiers vêtements que portera Laurence (un cache-couche et un bonnet des Beatles). Une fois dehors, Sophie doit s’accroupir à côté de la voiture, une main sur la poignée et l’autre sur son ventre. Ça fait mal.

La sage-femme nous accueille et nous emmène à la chambre où accouchera Sophie. C’est une grande pièce avec un lit double, un bain et une toilette. C’est peint en bleu. Ça se veut réconfortant, mais pour l’heure je n’ai pas l’impression que quelque chose peut calmer Sophie. La peur s’est emparée d’elle, le doute. La dilatation n’est même pas commencée. C’est sa frayeur qui amplifie la douleur des contractions. C’est la sage-femme qui le dit en tout cas. Alors Sophie retourne dans le bain pour se détendre. Je reste à côté d’elle en silence. J’ai le sentiment que mes encouragements lui tomberaient sur les nerfs alors je m’abstiens. Après tout, quand moi j’ai mal au ventre, j’ai pas envie qu’on me parle.

Je ne sais plus trop vers quelle heure Sophie perd ses eaux, mais ça se passe dans le bain. La sage-femme suggère qu’on transfère vers le lit. J’ai l’impression que ça va se passer bientôt, mais les heures s’enfilent sans que rien n’arrive. Sophie souffre, vomit parfois, mais rien. Je commence à être fatigué. Il est dix heures du matin et on est encore au stade de latence.

Les sages-femmes (elles sont maintenant trois ou quatre) s’occupent bien de ma blonde alors je vais faire un tour. Je me dis que l’air frais d’un matin de février va me faire du bien, mais pas tant que ça. Je suis trop fatigué pour être revigoré. Des parents et des enfants passent dans la rue, s’en vont à l’école et je me demande si ces gens se souviennent exactement de leur premier accouchement, comment ils ont fait pour oublier la douleur et l’impuissance qui nous habite en ces moments. Une sorte de détresse m’habite en ce moment. Ça ne devrait pas, je ne comprends pas…Je devrais être heureux! Nous sommes le deux février, date de naissance de mon grand-père qui est décédé il n’y a même pas un mois. Avant de partir, il m’a dit : « il y en a un qui part et une qui arrive. C’est correct.  » Sans peur, sans regret, ni amertume de ne pouvoir voir son arrière-petite-fille avant de mourir. Quelle sérénité! Et sans que je m’en rende compte, je me suis mis à lui parler dans ma tête : « Grand-papa, aide-moi s’il-te-plaît. Donne-moi la force de passer à travers cet événement, donne-moi la sérénité de celui qui sait que la vie est ainsi, que la souffrance a parfois un sens…  » Je ne crois pas en Dieu et je ne crois pas aux fantômes, mais je croyais en la sagesse de mon grand-père. Alors je rentre de ma promenade tout de même un peu plus fort.

Sophie est suspendue au plafond quand j’entre dans la chambre. Je ne pensais jamais voir ça.

Elle s’agrippe à une corde passée à travers un œillet vissé dans une poutre du plafond. Les sages-femmes disent que ça peut aider le bébé à descendre. Si les sages-femmes le disent…mais il ne se passe toujours rien. Sophie est dans une sorte de monde parallèle où la vie n’est constituée que de précieuses secondes de répit entre ses contractions. Je ne sais pas comment elle fait, comme elle peut ne pas perdre connaissance. De mon côté, ça commence à tourner un peu. Je suis du type qui tourne de l’œil facilement. Je demande s’il y a un lit où je pourrais aller me reposer quinze minutes. On m’amène à une petite chambre non loin et dès que la porte se ferme derrière moi je me mets à pleurer. Je pleure de fatigue, d’impuissance et peut-être de honte aussi. Pourquoi je pleure? Ce ne sont pas mes entrailles qui sont en train de se déchirer, ce n’est pas moi qui souffre. Ressaisis-toi! Je me couche sur le lit et ferme les yeux.

Une heure est déjà passée lorsque je les rouvre. Une sage-femme frappe à ma porte : le travail commence. Je me lève et vais au chevet de ma blonde. D’emblée, on sait que l’accouchement ne se passera pas sur le dos, comme dans cent pour cent de tout ce que j’ai vu dans ma vie. Sophie n’est pas confortable. Alors, on essaie tout. Entre deux contractions, Sophie se tortille pour trouver une position confortable. Je l’aide du mieux que je peux. À un moment, elle se retrouve en petit bonhomme entre mes jambes, les aisselles appuyées sur mes cuisses. Je peux mettre mes mains sur les siennes. Nos doigts s’entrecroisent et lorsqu’elle force, elle me pulvérise les jointures. Ça me fait du bien.

Ça fera bientôt vingt-quatre heures que Sophie a des contractions.

Deux heures de poussées actives. Elle a vomi trois fois et n’a plus rien dans le corps. Les sages-femmes lui donnent un shooter de rescue. Elles refusent de nous dire ce que ça contient. C’est sucré un peu, on dirait de l’eau d’érable diluée. Elles m’en donnent aussi, avec un sourire en coin. C’est peut-être un placebo, mais l’effet me semble réel. Quelques minutes plus tard, je sens l’énergie et l’espoir revenir.

Sophie est maintenant à quatre pattes sur le lit. C’est comme ça qu’elle se sent en contrôle. J’entends les sages-femmes qui commencent à s’inquiéter légèrement. Si rien ne se passe bientôt il faudra peut-être transférer à l’hôpital. Le cœur du bébé est stable, mais Sophie s’affaiblit. Je m’approche d’elle et me mets à lui parler doucement à l’oreille : « Oublie les encouragements des sages-femmes. C’est ton bébé. C’est ton corps. Il est à toi. Donne tout ce que tu as. Je suis avec toi. Je t’aime…  ». La contraction revient, je me colle encore plus. J’entoure les épaules de Sophie de mon bras : « C’est maintenant, OK? Là, là!  » Un cri aigu perce notre bulle. Je crois que c’est Sophie. Elle a mal, quelque chose est arrivé! Je suis si concentré sur elle que je n’entends pas les pleurs du bébé qui vient de sortir. La sage-femme m’appelle, me tend la petite Laurence. Je ne peux tout simplement pas y croire. Elle est là! Je ne pensais pas voir la fin de cette aventure et maintenant elle est là! Sophie se couche sur le dos et accueille la petite chose sur sa poitrine. Je ne vois plus rien à cause des larmes et j’hyperventile de bonheur. Je n’arrive pas à dire autre chose que « ben voyons donc!  »

C’est une scène de guerre. Les femmes de ma vie sont devant moi, l’une fripée et l’autre exténuée. Les couvertures sont tachées de sang, il y a de la sueur et des pleurs sur tous les visages, et pourtant, je n’ai jamais rien vu de plus beau. Je n’ai jamais été si plein d’amour et de fierté. Je m’arrête un instant de pleurer, d’un pour ne pas trop hyperventiler et perdre connaissance, et de deux pour immortaliser cette image dans ma tête : ma blonde, une sorte de survivante qui vient de tout laisser sur le champ de bataille, qui donne le sein à la plus petite, fragile et belle chose que j’ai vue de ma vie. Ma fille, Laurence, qui est née la journée même de la naissance de mon grand-père, à quatre-vingt-cinq ans d’intervalle. À ce moment, je sais que j’aimerai ces deux femmes pour le reste de ma vie, peu importe ce qui arrivera. Ça ne peut pas être autrement.

Josyane, Sage-femme

Bamako, Mali

Je suis allée au Mali en 2011 afin de réaliser un stage. J’en étais alors à ma troisième année d’études pour obtenir mon baccalauréat en pratique sage-femme. Ainsi, je suis partie cinq mois à la rencontre de ce fabuleux pays, où j’ai demeuré à Bamako, mais voyagé à travers tout le pays.

J’ai eu la chance d’assister à une centaine de naissances lors de mes douze semaines de stage. Pénétrer dans le monde de la maternité, dans l’intimité de la naissance, dans un autre pays, c’est bouleversant. Au-delà du choc culturel, c’est aussi la différence de connaissances et de pratiques qui m’a foudroyée en arrivant dans la salle d’accouchement du Centre de santé et de référence de la Commune V à Bamako.

D’abord, tentez de visualiser les lieux : une pièce de trois mètres par quatre mètres, sans climatisation alors qu’il fait quarante degrés à l’extérieur, accueille les femmes en latence (en début de travail). Puis, une porte qui ne ferme pas permet d’accéder à la salle d’accouchement. Cette dernière, grande comme une cuisine et une salle à manger de taille normale au Québec, est séparée par des murets de quatre pieds de haut entre lesquels sont installés des lits trois-quarts en cuirette.

Un petit lavabo permet à la femme de ménage de laver les planchers à l’eau de javel entre les naissances et une petite pièce derrière sert à aligner les nouveau-nés fraîchement lavés par l’assistante.

Le pagne de la mère est ce qui permet de reconnaître à qui va l’enfant lorsqu’il y a eu trop de naissances simultanées. Entre vingt et trente petits bébés pesant en moyenne 2500 à 3000 grammes viennent au monde chaque jour, soit sur la table d’un des quatre box, soit par terre; soit par voies naturelles, soit par césarienne, dépendant de leur grosseur, de leur position dans le ventre de la mère et des instruments approximatifs dont disposent les sages-femmes pour estimer tout cela.

Il m’est difficile de raconter une naissance sans parler simplement de ce que vivent toutes les femmes qui accouchent dans ce centre de santé.

D’abord, le silence : il est interdit de crier dans la salle d’accouchement.

Ensuite, le matériel : toutes les femmes se procurent à leur arrivée un morceau de plastique pour couvrir le lit, un cathéter intraveineux, une seringue, une aiguille et une fiole de syntocinon (ocytocine synthétique que l’on administre tout de suite après la naissance dans le but de faire décoller rapidement le placenta et de diminuer ainsi les risques d’hémorragie).

Puis, la position : on demande aux femmes de rester couchées sur ces petits lits, car il n’y a pas assez d’espace dans la salle pour qu’elles bougent. S’il y a plus de quatre femmes en travail, elles s’étendent par terre.

Enfin, les pratiques : Les femmes subissent un toucher du col de l’utérus chaque heure ou presque, et souvent contre leur gré. Les nombreux examens vaginaux sont faits par les différents intervenants (étudiants en médecine, étudiantes sages-femmes, résidents en gynéco-obstétrique, le gynécologue-obstétricien de garde).

Au deuxième stade de l’accouchement, n’ayant pas de bons moyens d’évaluation du bien-être fœtal en travail (on utilise un pinard pour l’écoute du cœur du bébé), on fait de la poussée dirigée, soit avec les doigts dans le vagin. Des cris fusent de partout : A digui! A digui! (Pousse! Pousse!) alors que l’on pratique des pressions sur le fond utérin (manœuvre démontrée dangereuse et bannie des livres d’obstétrique depuis des dizaines d’années au Québec). Lorsque la tête arrive au périnée, on fait une épisiotomie (coupure du périnée) à toutes les femmes (sauf celles qui accouchent trop vite) dans le but de prévenir des déchirures.

Dans la chaleur accablante de Bamako, dans chacun des « box  », chaque nuit de garde, vêtue de mon habit bleu et ornée de mon pagne, j’ai eu l’honneur de rencontrer des femmes fortes, tristes, surhumaines, extraordinaires, puissantes, blessées, excisées, malades, épuisées, peu instruites, croyantes, calmes, apeurées, voilées, nues…

La naissance au Mali, à Bamako, dans ce centre de santé, est centrée sur la nécessité que la mère survive. Il est inconcevable qu’une femme meure en couche. Elle est le pilier de la famille. Les bébés sont moins chanceux et seuls les plus forts survivent, faute de matériel de réanimation adéquat.

Face aux immenses différences qui me séparaient des Maliennes, tant dans la vie que par la langue et le contexte très confrontant des accouchements, je ne me permettais pas toujours d’entrer en contact avec elles. Mais avec le temps, porteuse de tant d’amour pour chacune, ancrée dans mes connaissances, mon ouverture d’esprit, mon rôle passager dans leur vie, j’ai compris qu’en me permettant et en acceptant d’être la femme que je suis, mais surtout en reconnaissant tout ce qu’elles sont, tout était plus facile.

C’est ainsi que j’ai fait la connaissance d’Awa lors d’une de mes nuits de garde au milieu de mon stage. Elle venait mettre au monde son premier bébé. J’ai eu le plaisir de l’accompagner, de lui souffler des mots rassurants, de la masser… Elle me demandait de dire à son bébé d’arriver au plus vite, alors je lui ai dit qu’elle était la meilleure personne pour le faire, qu’elle devait continuer à se connecter à son bébé. Elle était tellement bonne, belle, forte, incroyable!

On m’a demandé si j’avais déjà fait l’épisiotomie, et puisque c’était non, j’ai conservé le rôle de deuxième sage-femme (soutien et responsabilité du bébé), ce qui me convenait parfaitement. Il y avait peu de monde autour cette fois-ci, alors c’est dans un calme relatif qu’elle a accouché, avec toute sa puissance. Son bébé a mis du temps à arriver et à prendre son premier souffle. Je l’ai mis sur son ventre, l’ai stimulé et asséché. Puis, il a respiré, enfin. Après une longue suture, j’ai accompagné Awa et son bébé dans la salle de post-accouchement, où s’entassent une douzaine de lits, des femmes et leur nouveau-né. Je l’ai aidée pour la mise au sein et lui ai donné quelques conseils. J’ai même eu la chance de rencontrer sa famille, sa belle-mère et son conjoint attendant qu’elle ait son congé dans le corridor.

Cette rencontre a été déterminante pour moi.

Lors de cette naissance, j’ai compris que peu importe d’où l’on vient, la naissance est un moment de transformation, de dépassement, d’intensité inégalée, un rite de passage.

Face à cela, les femmes ont besoin, à un moment ou à un autre, de sentir que la personne qui est à leur côté – même si elle ne parle pas la même langue, ne connait pas leur réalité, n’a pas la même religion ni la même couleur de peau – a confiance en leurs capacités de mettre au monde leur bébé, tout simplement.

Personnel médical à l’accouchement

Les médecins et les sages-femmes font partie du personnel médical compétent lors d’un accouchement. Au Mali et au Pérou, leur faible nombre force certaines femmes à accoucher sans leur supervision.

Le manque de matériel médical adapté et l’éloignement des communautés aggravent cette situation déjà difficile. Des femmes accouchent à domicile en la seule présence d’une matrone ou d’un membre de la famille, parfois pour des raisons culturelles, mais trop souvent par manque de moyens ou de confiance envers les professionnelles de la santé.

Au Québec, les familles peuvent décider du lieu de naissance de l’enfant, que ce soit à domicile, en maison de naissance ou à l’hôpital, en fonction du suivi de grossesse choisi. Les accouchements se déroulent normalement sous la supervision de médecins ou de sages-femmes. Environ 2% des Québécoises sont suivies par des sages-femmes et accouchent sous leurs soins.

Il est tout petit, minuscule, Il est si beau

Bajodrubamba

Segakiato, Pérou

Il fait beau et chaud. Le soleil est si aveuglant que je dois me couvrir les yeux du revers de la main pour voir le ballon arriver.

Je ne cours pas, évidemment, mais quand je peux étirer la jambe pour empêcher un jeu je le fais. Les autres font attention aussi. Ils ne me foncent pas dessus et, moi, je protège mon ventre avec mes bras. Les enfants rient de moi parfois et ils m’accusent d’avoir mangé le ballon. Mon gros ventre en serait le résultat. Je ris aussi.

Tantôt, Cirilo va revenir du travail. Il me reste quand même une bonne heure, mais je vais cesser de jouer un peu avant, juste pour être sûre. Il ne veut pas que je joue. Ça lui fait peur pour le bébé. Moi, ça ne me dérange pas trop. Au début, j’avais des nausées et des étourdissements, mais plus maintenant. Je ramasse le yuca et balaie la maison comme si de rien n’était. Parfois, je me demande si le bébé va bien naître ou si je vais en mourir de cet accouchement. À ces moments j’ai envie de m’enfuir, mais on ne s’enfuit pas de ces choses-là. Alors je joue au futbol.

Cristina s’en vient vers moi. Je sais qu’elle va me contourner, mais je vois la détermination dans ses yeux et j’ai un peu peur. Je me tourne pour m’assurer qu’il n’y ait pas de contact et elle passe à côté de moi en coup de vent. Et tout à coup, le soleil devient très brillant et je sens la sueur sur ma nuque devenir très froide. Une douleur me déchire le ventre. Pendant un instant je crois qu’on m’a botté le ballon dessus, mais non. Mes genoux plient et je suis forcée de m’asseoir au sol. C’est ma première crampe.

***

Les crampes sont fortes, mais j’arrive à me contenir. Il faut que je m’occupe que maman a dit. Je passe donc le balai dans la maison, mais je ne me penche pas. Quand une contraction me prend, je m’arrête et m’appuie sur le balai. Mais plus les minutes avancent, plus la douleur est intense. Maman le voit dans mon visage et elle me dit viens, on va te donner le bain.

Je me déshabille pendant que maman fait chauffer de l’eau. Elle m’apporte aussi des feuilles de chanquereripini que je dépose sur mon ventre pour diminuer la douleur.

Maman me lave doucement, puis elle me fait boire le piripiri. Ça calme. Elle me masse aussi avec. Les épaules, le ventre. Mais j’ai peur quand même.

Maman me rassure, me dit que c’est normal, que mon bébé va naître. N’empêche, ça fait de plus en plus mal. Maman me donne un bâton afin que je m’appuie dessus et Cirilo entre au même moment. Je suis un peu soulagée. Il vient près de moi, me caresse et me dit que je suis forte. Il me sourit, mais je vois l’inquiétude qui perce derrière son regard. Et puis je suis là, les jambes ouvertes, sans petite culotte et soudainement je n’ai plus envie qu’il soit là. Je ne veux pas qu’il me voie comme ça.

– Va-t’en!

Son visage fige. Je crois que j’ai crié. Je ne sais plus, la douleur est trop forte, je ne suis plus capable de rien faire ou dire, il me semble. Les traits de Cirilo deviennent tristes. Maman lui met une main sur le bras et le conduit à la porte.

***

Karen, la sœur de Cirilo est là. Je ne vois plus très bien à travers les larmes. Maman me dit de pousser quand la douleur arrive afin que le bébé sorte. C’est comme si je n’avais plus de contrôle sur moi. Alors je fais ce qu’elle dit. Je pousse, mais je ne veux plus être assise. Karen m’aide à me tourner et je me mets sur les genoux. Et je pousse avec force.

***

Karen dit qu’il est 6h24 du matin. Depuis combien de temps je suis ici? Il me semble qu’il y a cinq minutes je jouais au futbol avec les amies et les enfants. Et en même temps, j’ai l’impression de souffrir depuis une semaine. La contraction revient…

***

À 7h24 j’entends le cri de mon petit garçon. Karen m’aide à me coucher sur le dos et maman prend le bébé dans ses mains. Elle me l’apporte. Il est tout petit, minuscule. Il est si beau. Maman attend que le sang retourne au cordon ombilical puis elle l’enroule dans le coton et me demande qui va le couper. Je suis si absorbée par mon enfant que je ne sais pas quoi lui répondre. Alors elle prend le tasolinchipin et le coupe elle-même. Je peux voir le magnifique sourire sur ses lèvres. Plus personne ne parle. C’est la coutume. Tantôt je vais me laver avec de l’eau chaude encore, comme le veut aussi la coutume. Cirilo aussi devra se laver si on veut éviter les souffrances, la paresse et la maladie. Maman ira enterrer le placenta au pied d’un arbre, le tahiri, aussi pour éviter que le petit soit malade. Et je resterai ici, seule, tant que le nombril ne sera pas tombé. Ensuite, je pourrai retourner dormir avec mon mari.

***

Le bébé est bien emmitouflé dans les petits habits que je lui ai achetés.

Je l’ai couché sur le lit afin de lui passer son collier autour du cou. Certains pensent que c’est une racine d’ibenkiki, mais non. C’est son nombril passé dans un fil. Pour le protéger jusqu’à ce qu’il soit grand. C’est une coutume de maman.

Je reprends Carlos pour le promener un peu dans la maison. Il est tout léger. Il ne pesait qu’un kilo à sa naissance. Je ne mangeais pas beaucoup durant ma grossesse et je n’ai pas pris de vitamines non plus. C’est peut-être pourquoi il est si petit. Mais il est en santé. Au début le lait était difficile à sortir alors Gaby, la cousine de Cirilo est venue m’aider. Elle lui a donné de son lait à elle. Carlos semblait aimer ça. Pendant trois jours j’ai bu le pogoro que maman préparait et maintenant mon lait coule bien. Maman savait avant la naissance que j’aurais un petit garçon, car mon lait était pâle. Si j’avais eu une petite fille en moi, le lait aurait été beaucoup plus abondant et riche.

Je colle Carlos contre moi et je sors faire le lavage. Cirilo m’aidait au début, mais maintenant je n’ai plus besoin. J’attends tout de même que le soleil soit levé pour travailler, mais une fois le jour bien entamé je ne m’arrête plus. Le soir, maman vient me donner le piripiri, pour éviter la fatigue et la maladie. Ensuite, on lave Carlos avec le mabiki afin qu’il ne soit pas malade et qu’il puisse marcher. Tout le monde se couche et le lendemain je recommence.

Je longe la maison en regardant les enfants jouer au futbol de l’autre côté. J’ai hâte de recommencer à jouer. Je vais montrer à Carlos comment faire. Il sera bon. Je vais lui montrer comment m’aider dans la maison aussi, pour le temps qu’il sera avec moi.

Il fait chaud, le soleil éclaire le visage endormi de mon enfant et je me dis que c’est un signe que les choses iront bien pour lui. Je le souhaite.

Propos mis en récit par Marc-André Labbé

Agathe

Béthanie, Québec

La veille, mon fils et moi nous nous berçons dans le hamac. Il tente tant bien que mal de se blottir contre ma grosse bedaine, comme s’il voulait, lui aussi, bercer sa sœur avant sa venue.

Une musique de battement de cœur et de bruit de vagues joue, et nous sommes transportés dans un lieu vital où l’eau, le sang et le souffle se mélangent.

À ce moment, j’ai l’impression d’être involontairement dans le chemin de la vibration entre deux êtres qui sont sur le point de se rencontrer sur le plan physique. C’est comme s’il y a une symbiose entre mon bébé qui bouge dans mon ventre et son frère lové contre moi; comme si ces deux-là communiquent à travers ma peau.

Et puis, j’ai le sentiment précis de ne vraiment pas avoir le contrôle de mon corps, mais d’être plutôt un genre de messager qui s’apprête à donner la vie.

Donner. Ne devrait-on pas dire « transmettre  » la vie? C’est un partage. On ne donne rien. On ne contrôle rien. La rivière de la Vie nous choisit, entre en nous, coule et repart. Elle nous fait comprendre qu’on est impuissant face à la force du courant et que c’est Elle qui donne. C’est pourquoi on est si émerveillés face à une naissance. Ça vient de nous, mais, sans nous appartenir. C’est notre destin de mère qui agit et qui nous guide. Et il reste encore le même après des milliers d’années. C’est pourquoi il faut le préserver ainsi. C’est le seul moment de notre vie qui n’a pas changé.

Une fois l’enfant endormi, je retrouve mon intimé. Seule avec moi-même, j’essaie de me toucher, question de stimuler l’accouchement sans forcer le devoir conjugal! Je mouille plus qu’à l’habitude, mais je ne crois pas à du liquide amniotique.

Le lendemain, tout semble normal. Mon plus grand est à la garderie. Jean, mon amoureux, vient dîner. Ce jour là, il plante du maïs dans le champ de l’autre côté de la rue. Encore une fois, je lui fais part de mes légers symptômes : j’ai des contractions aux 10 minutes.

Mais, comme ça fait deux semaines que je « capote  » sur tous les petits signes de mon corps, il ne trouve pas ça significatif. Je lui dis qu’au pire, entre deux contractions, j’irai le chercher en auto et je le klaxonnerai.

Finalement, l’entrée en scène de Mérédith ne m’en laissera pas la chance…

Après le dîner, je décide d’appeler ma mère, juste au cas où, et la sage-femme aussi, pourquoi pas! Quand cette dernière me déclare qu’elle s’en vient sur le champ, ça me prend de court. Je la rappelle quelques minutes après, parce que j’ai peur que le travail arrête si tout ce beau monde débarque! Comme elle me dit qu’elle passait près de chez nous de toute manière, j’accepte le deal, rassurée. Ce que je ne savais pas à ce moment-là, c’est qu’elle me surnommait « sa petite bombe » et que sa co-équipière avait fait un rêve, dans lequel j’accouchais seule… Elle me craignait un peu, et n’avait pas osé me le dire.

La Terre

Mes contractions sont maintenant plus fréquentes, même si je suis encore capable de passer ma balayeuse.

Quand les sages-femmes arrivent, j’ai l’impression de revoir des amies.

Inconsciemment, c’est comme si mon corps sent qu’il peut se laisser aller. Nous sommes en milieu d’après-midi, et ça y est, C’EST PARTI!

Ho! Voilà que je suis à quatre pattes sur le plancher de la cuisine, et je me mets à pleurer. Je pleure parce que je sais que ma fille va naître aujourd’hui. Mon corps ne retournera plus en arrière. Je suis profondément heureuse, et confiante. Je ressens le besoin intense d’être accroupie et d’écarter mon bassin. Je reprends mon souffle et puis rapidement, je me retrouve clouée au sol.

Je veux m’enfoncer.

C’est presque violent.

L’entre-deux mondes

Ensuite ça devient inconfortable, soudainement trop sensible. Je sens que ça va être intense et rapide. Pas de préliminaires, let’s go dans le lit!

Même dans mon lit, je ne trouve pas de position miracle. J’ai l’impression de flotter dans le milieu de la tornade. Je veux m’accrocher pour arrêter de tourner et, s’il vous plaît, ne pas m’envoler. Maude, ma sage-femme, me tient la main. Je fais les sons les plus graves que je peux. Ils me gardent sur terre. Grave, grave, très fort, très fort, concentration, mon Dieu, ça va bien, oh ! Ah ! Ça monte, ça monte, non! Reste sur terre. Maude me dit : « Agathe ! Continue, reste ici.  »

C’est devenu incontrôlable. Encore une fois, je vais m’envoler pour la fin du travail, et j’ai le vertige. Bon Dieu que ça fait mal ! Une douleur tellement intense et invivable. Indescriptible.

Tout à coup, ça pousse! 25 minutes seulement se sont écoulées depuis l’arrivée des sages-femmes. Je sais ce que ça veut dire, mais je n’y crois pas.

« Ça se peut pas, ça se peut pas!  »

Léger moment de précipitation… Je suis clouée au lit par la douleur des contractions. Jessica court chercher Jean.

Maude crie: « Ça pousse dans chambre! »

Ma mère ne saisit pas la gravité de la situation, je pense qu’elle est dans la joie de voir un accouchement de l’extérieur. Elle ne cesse de me palper pour « mesurer » mes contractions…La deuxième sage-femme n’a jamais le temps d’arriver, et, malheureusement, mon amoureux non plus.

Finalement, je déploie toutes mes forces pour aller à la salle de bain. Je tiens à essayer de m’asseoir sur la toilette parce que je ne crois pas encore que je sois en train d’expulser mon bébé.

WÔW, c’est bien elle qui sort…

Je saute dans le bain encore en pied de bas. Je pose un genou au fond de l’eau. Je sens ma vulve gonflée qui bombe, qui explose! C’est tellement intense! Sa tête, dans mes mains, si dure et forte, et puis tout de suite tout son corps qui suit avec une force incroyable, de façon irréaliste. Et hop, la voilà qui jaillit de l’eau, si intensément vite. Je l’ai à bout de bras, et je ne comprends pas ce qui se passe.

Je me retourne, car j’étais dos à la sage-femme. Je suis debout dans le bain, avec mon bébé à bout de bras, tout pâle et vernixée. Je vois dans le regard de Jessica qu’elle est très surprise, mais pas autant que moi. Elle n’a pas eu le temps d’intervenir. Je répète : « Oh mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu.  » Moi qui ne suis pas très catholique, je pense que j’essaie de communiquer mon choc, mon incapacité à saisir la réalité. 37 minutes et vlan! Mérédith était venue au monde.

Tout le monde est saisi; et il y a un petit temps de réaction décalé… Je reste debout avec elle. Les sages-femmes m’aident finalement à m’asseoir avec ma fille. Je m’apaise en la posant sur mon coeur. Je reviens dans mon corps de mère et je savoure ma victoire auprès de Mérédith. Il s’est peut-être passé 2 minutes entre le moment où je suis entrée dans la salle de bain et le moment où je suis là, à m’apaiser de cette naissance surréaliste.

Le Ciel

Puis, papa arrive tout juste, pour le dessert, un peu en panique. Il a finalement été alerté par un voisin qui a pu se rendre jusqu’à lui. Je suis désolée mais contente à la fois.

Comme mon amoureux est très présent partout ailleurs, j’avais voulu attendre à la toute fin avant de l’appeler. Je ne pensais pas que ça allait l’exclure totalement… La tête qu’il fait ! Fâché et heureux en même temps. Déçu et fier à la fois. Ce n’est pas le genre d’expression du visage qui se marie très souvent.

Ensuite, nous devons sortir du bain très vite car l’eau était trop chaude. Mérédith devient froide, et les sages-femmes demandent à ce que papa fasse du peau à peau avec elle. Il se trouve bien embêté parce qu’il est tout en sueur et ensablé. On l’a délogé de sa tâche de plantage de maïs. Je lui dis que c’est l’odeur qu’il a parfois et que Mérédith allait l’aimer ainsi. Puis, quand elle revient sur moi, nous avons froid toutes les deux. Assez pour que la sage-femme songent à nous envoyer à l’hôpital.

Je parle à ma fille « il faut que tu retournes sur ton père. Moi je suis froide, sous le choc, tandis que lui, il a passé la journée au soleil.  » Et ça marche. La peau fiévreuse de soleil de mon amoureux la réchauffe et nous a évité un transfert à l’hôpital… La température de ma fille remonte, et nos deux mondes se retrouvent. Elle reste nue sur nous, avec des couvertures, jusqu’au lendemain matin.

Une magnifique petite fille de six livres 14 oz, 19 cm, toute délicate.

Texte tiré du recueil Déchirures et dentelles

Remerciements

Nous tenons à remercier toutes et tous les auteur.es de nous avoir partagé un moment aussi intime et précieux afin de donner vie à ce recueil.

Merci aussi à toutes les personnes suivantes pour leur participation à ce projet:

  • Brenda Araujo Salas (réalisation des entrevues Pérou)
  • Marc-André Labbé (mise en récit)
  • Philippe Simard (appui à la recherche et à la rédaction)
  • SAGE-Famille (prêt de textes tirés du recueil Déchirures et dentelles)
  • Sans cravate (infographiques informatifs)
  • SMD Imagerie (création du moteur web)
  • Stéphanie Bergeron-Fréchette (traduction)
  • Crédits photos: Gabrielle Filiatreault, courtoisie et Jocelyn Riendeau (photos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 9, 11, 13, 15, 18)