Gabrielle Filiatrault – Stage mali 2015

11 novembre 2016
par Gabrielle Filiatrault

C’était un mardi. Il faisait à peine quarante degrés au village de KeneMarka, au Mali. Le soleil descendait doucement rejoindre les baobabs, direction ouest. Cette journée-là, le temps semblait être plus lent qu’à la normale. Dans un quotidien régulier à KeneMarka, l’avant-midi est dédié au travail et l’après-midi au repos, et surtout, au thé! Toutefois, cette journée-là n’était pas comme les autres.

Ce 7 avril, mes mères et mon père avaient passé la journée assis sur des nattes, à recevoir des visiteurs, voisins, amis ou autres membres de la famille qui venaient tous donner leurs bénédictions et condoléances. Une cousine éloignée en visite au village depuis quelques temps était aujourd’hui décédée. Mère de jeunes enfants, elle laissait derrière elle son nourrisson de trois mois.

J’étais tout bonnement assise sur mon kuru, un petit banc de bois, dans la cour arrière de ma famille. Ma voisine et amie, Aminata, vint me rejoindre. Aminata parlait un peu français, ce qui facilitait la communication. Je lui demandai alors ce qui se passait. Au fur et à mesure qu’elle tentait de trouver ses mots pour m’expliquer, je prenais lentement conscience de la nouvelle. C’était cette femme à qui j’avais parlé quelques jours auparavant. Cette femme qui m’avait fièrement présenté son bébé en me le tendant. Plus je saisissais la situation, plus j’entendais les pleurs de l’enfant qui se trouvait tout près de moi, dans la maison de ma mère la plus âgée.

J’ai regardé en direction de cette maison, où les cris de l’enfant résonnaient la faim et la détresse. D’un signe de tête, Aminata m’a fait signe que oui, c’était bel et bien l’enfant en question. Je me suis levée et dirigée vers cet endroit, où je n’étais pas certaine de vouloir voir ce qui m’attendait. L’enfant était tellement maigre. Seulement que la peau et les os. Petits os frêles dont on a l’impression qu’ils pourraient se briser à tout moment. Je retenais mes larmes.

Je me suis assise à côté de ma mère, qui tentait de le nourrir à l’aide d’une cuillère de métal beaucoup trop grosse et rigide pour la petite bouche délicate de l’enfant. Elle m’a regardé, l’air inquiet de ma réaction. Elle voyait bien que c’était la première fois que je voyais un enfant dans cet état. Elle m’a tendu le sachet de lait en poudre en me disant « akaigne? », ce qui signifie: « est-ce que c’est bon? ». J’ai regardé le sachet et lu les instructions. Il était clairement écrit: « Ne convient pas aux jeunes nourrissons. » J’ai regardé à nouveau ma mère qui attendait ma réponse. Je ne pouvais juste pas parler, car j’avais une grosse boule à la gorge. Je lui ai donc seulement fait signe que non. Elle ne savait pas quoi faire.

Chose certaine, il fallait que cet enfant mange, car il le demandait bruyamment d’une force dont j’ignore où il puisait l’énergie. On a donc toutes les deux tenté de lui faire avaler petites gouttes par petites gouttes ce lait en poudre mélangé avec l’eau du puits. Petit à petit, l’enfant diminuait l’intensité de ses cris. Soudainement, il a cessé de pleurer et de bouger.

J’ai arrêté de respirer à ce moment.

Il s’est remis à bouger un peu, et un liquide, probablement le lait qu’on venait de lui donner, est tout sorti d’un coup sur les genoux de ma mère. Je réalisais que cet enfant était vraiment dans un piètre état. Je suis allée puiser de l’eau pour aider ma mère à se nettoyer. Je l’ai aidé à essuyer ses vêtements à l’aide d’un bout de tissus, puis je suis partie.

Mes larmes se sont mises à couler.

Jamais je n’avais été aussi proche de la mort infantile, pourtant un sujet dont je parle fréquemment dans mes cours à l’université, étant donné que j’étudie en coopération internationale.

Je me disais que c’était inacceptable qu’un enfant meure de cette façon. Une vie perdue comme ça, seulement car la mère était décédée. D’ailleurs décédée aussi ridiculement que d’une infection au genou non soignée…

J’étais dans ma chambre et je réfléchissais, ou plutôt je tentais de réfléchir à tout ça.

Pourquoi ma famille ne lui achète-t-elle pas du vrai lait maternel? Pourquoi ne vont-ils pas à la clinique? Où se trouve le père de l’enfant? Vais-je laisser mourir cet enfant? Est-ce que c’est vraiment de mon ressort? Des enfants, il en meurt à chaque instant sur cette planète… Si je n’avais pas été là, ce serait arrivé quand même… Malgré tout, je suis là, peut-être que je pourrais sauver une vie. Sauver une vie… Ça veut dire quoi sauver une vie? Acheter pour eux le lait maternel en poudre? Mettre un enfant de plus à la charge de ma famille… Tout se passait très vite dans ma tête.

J’ai décidé d’aller appeler le docteur avec qui j’avais été en constante communication ces derniers temps pour nos séances de sensibilisation sur la santé et l’hygiène. Il me connaissait bien et je savais qu’il était compétent. Je l’ai donc appelé pour lui expliquer la situation et également pour lui demander le prix des sachets de lait maternel en poudre. C’était très coûteux. Enfin, coûteux pour eux… Pour moi, ça me revenait à 80$ pour le nourrir jusqu’à ce qu’il ait six mois, âge où il peut commencer à boire des bouillons…

Tout se passait très vite dans ma tête…

Bon, je réfléchissais à tout ça. Les mêmes questions revenaient… Est-ce que c’est à moi de faire ça? Quelle image je donne? La blanche qui veut sauver des enfants… En même temps, c’est tellement précieux une vie à mes yeux d’occidentale… Pourquoi je ne ferais pas ce geste si simple?

On était toujours le 7 avril. Le soir était tombé, la noirceur était arrivée et nous allions bientôt souper. Je décidai d’en parler avec Cynthia, mon accompagnatrice. Je lui racontai toute la vicissitude de cette journée. Elle m’écoutait attentivement. N’en étant pas sa première fois en Afrique, elle était un peu moins dépassée par les événements que moi disons… Elle et mon encadreur malien, Balo, ont su me diriger vers le choix que je voulais faire.

J’avais décidé de payer le lait jusqu’à ce que l’enfant atteigne six mois. Je me disais que c’était comme une contribution, ou plutôt un cadeau de ma part que j’offrais à ma famille. Mon esprit était redevenu plus calme. J’ignore si c’était la bonne chose à faire où si je le faisais pour avoir la conscience tranquille…

Je digérais tranquillement mes émotions avant d’entamer mon riz aux oignons. Mais les émotions fortes n’allaient pas s’arrêter là pour moi, en ce 7 avril 2015…

Je m’apprêtais à m’asseoir pour manger lorsque mon amie Aminata, accompagnée d’une de mes mères, Adjara, de qui j’étais très proche, arrivèrent très énervées en parlant très fort et beaucoup trop vite pour que je comprenne quoi que ce soit! Heureusement que Balo était tout près pour me traduire leurs paroles. Je compris alors que Mamou, une autre de mes mères avec qui je passais mes quotidiens, venait tout juste d’accoucher sans aucune difficulté! Je criai alors de joie avec Aminata et Adjara. Elles me prirent par le bras et m’amenèrent à la maison.

J’entrai dans la chambre chaude de Mamou, où elle avait accouchée. Elle était assise là, sur son lit, les yeux pétillants de bonheur. Elle me fit un énorme sourire et m’invita avec enthousiasme à m’approcher pour prendre sa fille dans mes bras. Mamou était tellement en forme que j’avoue que ça m’a presque donné envie d’accoucher! J’ai alors pris la petite. Elle était tellement belle, comme sa mère d’ailleurs. Mamou m’a annoncé qu’elle allait l’appeler Gabrielle.

Encore une fois en ce 7 avril, mes larmes coulèrent à nouveau. Cette fois par contre, c’était des larmes de bonheur. Je suis restée là quelques temps à parler avec ma mère et à cajoler mon homonyme.

Je crois que c’était la journée la plus émotive de toute ma vie ! Encore plus émotive qu’une peine d’amour… Dans la même journée, je côtoyais la mort et la vie à travers deux enfants. Je me disais, une mort, une naissance. C’est ça la vie au fond… On naît, on meurt, peu importe l’âge. La vie au Mali, c’est comme ça. Les conditions sont précaires. Certains enfants survivent, d’autres non.

Je crois que c’était la journée la plus émotive de toute ma vie !

J’étais en route pour aller me coucher. Sur mon chemin, je croisai Cynthia et Balo qui venaient à ma rencontre. Ils venaient me chercher pour aller discuter avec mon père de mes intentions concernant le lait maternel en poudre pour l’autre enfant. Nous nous dirigeâmes donc vers la maison de mon père Bockary. Je lui expliquai mes intentions. Il me regarda un instant, puis m’expliqua que ce n’était pas à moi de poser ce geste. Il m’affirma que cet enfant avait un père dans un village voisin et que c’était au père de venir le chercher. Bockary ne savait pas si ce père en question allait venir, mais chose certaine, je n’avais pas à faire cela. Il refusait.

Puis, il me parla alors de la petite Gabrielle. Il me dit: « Mamou a accouché juste avant que tu quittes le Mali, et nous en sommes très heureux! Ça termine bien ton séjour parmi nous. Cette petite est ton bébé, prends soin d’elle. » Il ne me disait pas ça pour que réellement je m’en occupe, mais il me faisait comprendre que Gabrielle faisait partie de sa famille et que l’autre nourrisson avait une famille à lui… Évidemment que Balo m’aidait à traduire ses paroles et il était également là pour me traduire la signification des gestes et traditions…

C’est comme ça que s’est terminé mon 7 avril 2015. Je suis allée me coucher, un peu vide d’énergie, mais remplie d’amour. J’ai passé beaucoup de temps chez Mamou durant mes trois derniers jours au village. J’ai donné plein d’amour à Gabrielle et également quelques cadeaux à Mamou qui pourraient être utiles pour la petite.

J’espère un jour la revoir, elle et toute ma famille malienne. C’est certain que si je travaille un jour à nouveau au Mali, je ferai un détour par KeneMarka !